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nales, plus éloignées de l’ennemi, mieux défendues par des forêts, des marais, des rivières; le sol ingrat se peupla, le riche plateau devint désert. Cependant, lorsque vers le milieu du XVIe siècle la prise de Kazan et d’Astrakan sur les Tatars y eut ramené la sécurité, seigneurs et prêtres se le partagèrent; ils attirèrent les paysans par l’appât de conditions avantageuses et d’un terroir meilleur. À cette époque, les paysans, inhabiles à posséder la moindre parcelle de terre, appartenaient aux propriétaires du sol par une aliénation de leur personne perpétuelle ou temporaire. Les uns, moyennant la concession de l’usufruit d’un lot de terrain, s’étaient obligés à demeurer attachés au domaine seigneurial à tout jamais, eux et leurs enfans; les autres ne contractaient qu’un engagement, à l’expiration duquel ils allaient offrir leurs services ailleurs. Sur l’appel des seigneurs de la terre noire, une foule de cultivateurs, des deux classes sans doute, descendit joyeusement du nord vers ce nouveau Canaan. Ce fut un événement. Les villages se dépeuplèrent autour de Moscou même, si l’on en croit l’ambassadeur anglais qui y résidait en 1589; mais les seigneurs du nord, voyant leurs biens abandonnés, réclamèrent auprès du tsar. Entre la noblesse et la monarchie, le conflit était plus vif que jamais. Depuis la décadence des Tatars, c’était à qui s’emparerait de la suprématie vacante, et comme le trône était occupé par un usurpateur, meurtrier du dernier descendant de Ruric, la noblesse était en veine d’arrogance. Le tsar Boris Godounof avait à se consolider. Un ukase déclara tous les paysans attachés irrévocablement au domaine où ils se trouvaient à l’heure de la promulgation; tous furent soumis à un régime uniforme. Pleine satisfaction fut donnée aux propriétaires du centre et du nord, grands et petits. Cet ukase, dont la terre noire fut l’occasion, dicté au tsar par l’aristocratie russe, la mit en possession directe de la population rurale. Ce n’est pas à la glèbe simplement, c’est à un maître que le serf fut lié, double lien difficile à rompre. Le serf russe est moins le frère du serf de notre moyen âge que celui de l’esclave antique ou du nègre. C’est pourquoi, sous la maison de Romanof, qui fut portée au trône après de longs troubles, la noblesse a pu perdre toute importance politique sans cesser de posséder le sol, que les paysans n’avaient pas qualité pour acheter, n’étant eux-mêmes qu’une chose, une matière à trafic, une propriété donnant un revenu. On verra bientôt où en est ce servage, qui s’est régularisé à l’heure où il finissait dans l’Europe occidentale.

Selon tous les voyageurs, quelles que soient leurs opinions, rien n’égale la fécondité de la terre noire. Sur une foule de points, la couche d’humus a deux mètres d’épaisseur; nulle part elle n’exige un labour profond; on ne la fume jamais, on la laisse reposer, et la coutume de plusieurs villages est de la mettre en jachère pendant cinq