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pour des principes généraux, et non pour de misérables questions d’amour-propre et d’intérêt personnel. Pleins de foi dans l’avenir d’un art dont ils fixaient la théorie, ce qu’ils voulaient les uns et les autres, c’était la musique, et non pas leur musique. Ils avaient le verbe grossier et trivial, ils étaient forts en gueule : qu’importe, si leur langage remuait la foule, si ce style bizarre et imagé popularisait la science moderne? Aujourd’hui cuistres pédantesques, demain musicastres frivoles, leur autorité ne laissait pas un instant de s’exercer partout, et les gens du métier, non moins que les gens du monde, reconnaissaient leur compétence. Bien plus, quelques-unes de ces œuvres que tant d’alliage critique et polémique semblait devoir entraîner ont été maintenues à flot par la justesse de raisonnement et l’esprit de clairvoyance qui les anime. Il en a été ainsi du Parfait maître de Chapelle de Mattheson, resté en Allemagne un admirable monument d’esthétique musicale, où la philosophie la plus avancée aurait peine à trouver à reprendre. D’une part, on jetait à bas le moyen âge, — transports furieux d’inonoclastes en perruque, qui seraient grotesques sans ce pressentiment sublime de l’art nouveau qui les agite à leur insu; — de l’autre, on se martelait le bon sens pour trouver le secret de la musique antique, insoluble énigme qui, pendant toute la durée du XVIIIe siècle, tint les plus fortes têtes en échec, et dont la découverte reste un mystère comme la pierre philosophale, avec cette différence toutefois que dans la fabrication de l’or la théorie aussi bien que la pratique devaient nous demeurer interdites, tandis que pour la musique grecque le désappointement ne devait du moins pas être si universel. J’ignore en effet si jamais les savans parviendront à nous démontrer d’après quelles règles les Grecs composaient leur musique; mais ce qui à mes yeux ne souffre point de doute, c’est qu’un homme, un génie s’est rencontré qui a donné à la musique moderne la majesté de l’art antique, et que cet homme s’appelait Gluck.

Ce qui nous frappe en effet dans Gluck, et ce que nous ne pouvons omettre d’indiquer à propos du mouvement d’études musicales où figure Mattheson et d’où ce grand maître est sorti, — c’est la filiation nette et directe par laquelle il se rattache aux Grecs de la plus pure époque. Son art, comme celui des anciens, procède uniquement de la manifestation de l’idée, il l’expose, il s’y attache, il la suit dans ses évolutions naturelles, toujours clair, élevé, conséquent. A-t-il à peindre un doux sentiment, tout est douceur dans les instrumens qu’il emploie, tout est analogie et symbole dans les voix de son orchestre. Là où le sujet n’offre point de contrastes, la musique n’en admet point, et vous pouvez vous laisser aller à l’émotion du tableau qu’il évoque, certain qu’une nuance intempestive n’en viendra pas tout à coup altérer l’harmonie. Au point de vue de cet inaltérable culte de la forme classique, de cette plasticité qui jamais ne se dément, Gluck est en musique un véritable statuaire du temps de Périclès. Les grands principes de ce vigoureux génie vous frappent bien plus encore lorsque vous comparez les partitions de Gluck avec les opéras des autres maîtres, de nos contemporains surtout, où si souvent le plus incroyable désaccord règne entre l’idée dramatique et les instrumens appelés à l’exprimer, à ce point que vous entendez tous les jours les cuivres prendre la parole dans une scène qui semblait ne vouloir éveiller que des sentimens de la nature la plus douce. Est-ce à dire que Gluck renonce au contraste,