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digalité des moyens rendent au contraire impossible toute action caractéristique : précepte de vérité dont nos grands maîtres modernes ont, hélas! médiocrement tenu compte, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre en écoutant leurs opéras. Gluck a montré au drame lyrique la voie qu’il devait suivre pour se rapprocher de la nature et de la vérité. Je n’ai point à parler ici du degré d’influence qu’il a exercée sur les plus grands maîtres; je n’ai point à démontrer par quels liens les Mozart, les Beethoven, les Weber, les Cherubini, les Méhul et les Spontini se rattachent à cette haute tradition, ce qu’ils en ont pris et ce qu’ils en ont laissé; ce que j’ai voulu seulement indiquer en passant, c’est le caractère antique de Gluck, la grandeur et la simplicité de son art, et sur ce point je ne pense pas que la contradiction soit à redouter. Tous ceux en effet qui auront jamais entendu Orphée, Alceste, Iphigénie en Tauride avec les ravissemens que ces sublimes inspirations commandent, tous ceux qui se souviendront de cet unisson âpre et forcené, coupé de si brutales dissonances, par lequel les esprits infernaux accueillent l’époux d’Eurydice, dont ils étouffent sous un aboiement féroce la voix plaintive et suppliante, tous ceux qui auront présentes à la mémoire les diverses péripéties de cette émouvante scène où la puissance de l’harmonie apaise et dompte les monstres qui reculent à regret et comme fascinés, tous ceux qui auront assisté au spectacle du désespoir d’Oreste, qui auront prêté leur oreille et leur âme à l’auguste affliction d’Iphigénie, — tous ceux-là reconnaîtront que pour composer une telle musique il fallait un cerveau sur lequel eût passé le souffle de l’antiquité.

Dans ce monde des lettres et des arts, tout n’est qu’action et réaction. Les savans du XVIIIe siècle avaient systématiquement, en haine du moyen âge, tourné leurs études du côté de l’antiquité grecque; les savans de nos jours n’ont de goût et de feu que pour les origines de la musique sacrée, et semblent ne s’être imposé cette pénitence que pour nous faire expier le rêve olympien de leurs fougueux prédécesseurs. Malheureusement ce sont là des travaux isolés dont se soucie à peine la classe de lecteurs à laquelle ils sont spécialement adressés. Ce n’est point la science qui manque au siècle, c’est, hélas! bien plutôt le siècle qui manque à la science. Pour m’en tenir à cette simple question de l’érudition musicale, je vois, en Allemagne comme en France, divers groupes possédés du meilleur esprit, et qu’échauffe un saint zèle investigateur. Ceux-ci, préoccupés d’un certain idéal historique, voudraient dégager la musique du bloc de marbre qui la retient, et faire pour elle ce que tant d’écrivains célèbres ont fait pour la poésie et la peinture. Ceux-là, plus naïvement absorbés dans le culte et la contemplation du passé, voudraient pouvoir doter l’art des sons de quelques-unes des réformes qu’ont values à la peinture l’étude des temps pré-raphaélesques, à l’architecture la revivification du style roman et germanique, à la poésie la mise en lumière des romans de chevalerie et des chansons populaires du moyen âge. Je le répète, de tous ces travaux péniblement conduits, la vie est désormais absente, et ces efforts si consciencieux restent sans influence sur personne, les simples lettrés s’en éloignant comme d’une affaire en dehors de leur compétence, et les musiciens se tenant d’avance pour informés, attendu qu’un musicien a pour besogne d’écrire beaucoup d’opéras, et que l’étude de l’histoire de son art est une distraction dont il doit savoir se pri-