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actrices qui étaient presque des modèles de grandeur. Dans cette œuvre empreinte au début d’un si vif coloris, et qui va bientôt se perdre dans les brouillards, — dans Consuelo, — quel est le type de la supériorité morale? C’est la petite chanteuse Consuelo, devant qui s’abaissent toutes les têtes d’Allemagne au siècle dernier. M. de Kaunitz n’est qu’un petit homme frisé et coquet, un personnage de pastorale burlesque, une vieille commère. Marie-Thérèse elle-même est une autre commère. Frédéric II de Prusse est aussi traité d’une façon fort leste. L’art, c’est la royauté du droit divin; le vrai roi, c’est l’artiste écrasant de sa supériorité réelle ces pauvres puissances de la terre qui jouent leur comédie en grimaçant. Après cela, il ne reste plus qu’à prier Consuelo de passer au rang d’impératrice d’Allemagne, reine de Hongrie, et de prendre le vieux Porpora, son maître, pour premier ministre. Le conte de fées sera complet; il est moins naïf, hélas ! et moins inoffensif que ceux de Perrault.

Invoquer la bohème, la verte patrie de l’idéal et des arts, c’est un thème qui prête à mille variations merveilleuses; on peut même gravir les glaciers des Alpes en libre enfant de l’imagination et de la fantaisie. Il ne faut rien grossir cependant : ce serait étrangement se méprendre de supposer que notre brillante contemporaine subisse absolument cette fascination de l’idéal, qu’elle reste en tout et toujours inaccessible aux considérations positives de la vie, et ici on pourrait peut-être entreprendre un assez singulier plaidoyer au nom de Mme Sand contre Mme Sand elle-même. Au fond, l’auteur de l’Histoire de ma Vie a toujours su calculer et diriger ses intérêts plus que ne l’indiquerait la poétique insouciance de quelques-unes de ses pages. Que Mme Sand soit de la bohème par bien des côtés, qu’elle en ait les humeurs et les goûts, cela n’est point douteux; mais on peut dire aussi qu’elle n’a vécu dans ces régions qu’autant qu’elle l’a voulu, sans en connaître les rigueurs, comme on vit en ayant tout à la fois les privilèges des libertés qu’on se donne et les avantages d’une situation matérielle toujours facile à retrouver. Les lois sociales sont pleines d’iniquités, c’est un point admis; heureusement il est une de ces iniquités qui s’appelle le régime dotal et qui sert à préserver les femmes des suites de leurs faiblesses, ou, si l’on veut, de leur vocation pour l’indépendance. On ne voit pas dans les mémoires de Mme Sand qu’elle ait eu la dangereuse pensée de diminuer l’héritage paternel au profit de la fantaisie. Dans les momens difficiles, elle songe bien plutôt à faire appel à son art d’écrivain pour mettre de l’ordre dans ses affaires. Quand elle a pris une plume, elle s’est dit qu’elle pouvait écrire « vite, facilement, longtemps et sans fatigue, » et si dès l’origine elle était frappée de la fécondité d’un Walter Scott, elle voyait dans cette fécondité, qu’elle espérait égaler, moins la puissance de l’esprit que les fructueuses promesses d’une