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port ordinaires des ambulances. A chaque bivouac, on creusait de grandes fosses pour enterrer les morts. Un jour, le général Bosquet dit à un vieux soldat qui, la pipe à la bouche, recouvrait de terre ses camarades avec une apparente insouciance : « Fermez cette fosse; il y en a assez. — J’ai bien le temps, mon général, il en viendra d’autres, » répond le fossoyeur, qui se sentait atteint mortellement par le choléra. Quelques minutes plus tard, il tomba dans la fosse ouverte, et son cadavre occupa la place qu’il avait préparée.

La 2e division n’était plus qu’à 8 kilomètres de Varna, quand un aide-de-camp du général en chef vint annoncer que les hôpitaux, déjà trop remplis, ne pouvaient plus recevoir de malades. Le général Bosquet fit répondre qu’il en était très-heureux, qu’il saurait se passer d’hôpitaux et placer ses malades dans des conditions plus hygiéniques. Quelques instans plus tard, tous les cholériques étaient installés sous des tentes dressées sur de hauts plateaux au milieu des bois. Des soldats de bonne volonté et pleins de cœur firent le métier d’infirmiers avec un rare dévouement. De nombreuses guérisons attestèrent l’opportunité des mesures prises, et bientôt le choléra, sagement combattu, devint à peu près inoffensif. La mère Philippon, qui jouissait d’une grande popularité parmi nos soldats, se distinguait entre toutes les cantinières par un zèle infatigable; nuit et jour elle était sur pied. Elle excellait dans le vocabulaire pittoresque des camps. « Comment va la gargoulette? comment va le bidon? » Cela voulait dire : « As-tu soif? as-tu faim? » Les bons mots de la mère Philippon passaient de bouche en bouche et faisaient rire même ceux qui en avaient le moins envie.

Quelques médecins attribuent à certains sols, selon l’état de sécheresse ou d’humidité, une influence sur l’évolution meurtrière du choléra. Ils ont recherché dans la succession des étages géologiques, depuis le granit jusqu’aux terrains tertiaires inclusivement, les modifications que peut en recevoir le miasme épidémique : les faits observés se sont presque toujours mutuellement contredits. Ainsi quelques observateurs attribuent une certaine immunité égale aux terrains secs et granitiques et aux terrains marécageux. La Dobrutcha a donné un cruel démenti à cette dernière opinion.

On a avancé que le choléra régnait déjà dans cette plaine quand nous y avons pénétré. Cette assertion ne paraît aucunement fondée. Il est certain que M. Le commandant d’état-major Balland, qui, vers cette époque, avait visité le Danube du côté de Silistrie, n’avait jamais entendu parler du choléra ni à l’armée d’Omer-Pacha, ni parmi les populations des villages où il plantait sa tente. Il ne demeure que trop démontré que le germe de l’épidémie était en quelque sorte à l’état latent dans les rangs de notre armée, et que les moindres causes en devaient provoquer le développement subit.