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musicien en représente le génie idéal; il représente la douceur unie à la force, la justice, la religion pratique, le travail. Quant à Chibiabos, s’il n’avait pas, comme Orphée, la puissance de bâtir des villes au son de la lyre, il avait, comme lui, l’art d’enchanter et d’étonner la nature. Le délicieux portrait que trace M. Longfellow est bien celui d’un chanteur des grandes forêts primitives, d’un Orphée plus près de la nature et moins tourmenté que le héros grec du désir de lui échapper.


« Très aimé d’Hiawatha était l’aimable Chibiabos, le meilleur de tous les musiciens, le plus doux de tous les chanteurs. Il était beau et pareil à un enfant, brave comme un homme, doux comme une femme, pliant comme une branche d’osier, imposant comme un cerf à andouillers.

« Lorsqu’il chantait, le village prêtait l’oreille; tous les guerriers se rassemblaient autour de lui, toutes les femmes venaient pour l’entendre, tantôt il éveillait dans leurs âmes la passion, tantôt il y remuait la pitié.

« Avec les roseaux creux, il façonnait des flûtes si musicales et si douces, que le ruisseau cessait de murmurer dans les bois, que les oiseaux des bois cessaient de chanter, que l’écureuil Adjidaumo cessait de bavarder dans les chênes, que le lapin, le Wabasso, s’asseyait sur ses pattes de derrière pour regarder et écouter.

« Oui, le ruisseau s’arrêtant disait : O Chibiabos, enseignez à mes flots à couler en musique, doucement comme les paroles de vos chants!

« Oui, l’oiseau bleu, l’Owaissa envieux, disait : O Chibiabos, enseignez-moi des mélodies aussi étranges et fantasques, enseignez-moi des chants aussi pleins de passion!

« Oui, Opechee, le rouge-gorge joyeux, disait : O Chibiabos, enseignez-moi des mélodies aussi douces et aussi tendres, enseignez-moi des chants aussi pleins de gaieté!

« Et la veuve Wowonaissa, sanglotant, disait : O Chibiabos, enseignez-moi des chants aussi mélancoliques, enseignez-moi des chants aussi pleins de tristesse !

« Tous les sons de la nature empruntaient eux-mêmes de la douceur à ses chants, tous les cœurs des hommes étaient adoucis par l’expression de sa musique, car il chantait la paix et la liberté, car il chantait la beauté, l’amour et le désir; il chantait la mort et la vie immortelle dans les îles des bienheureux, dans le royaume de Ponemah, dans le pays d’outre-tombe. »


Ce qui plaît surtout dans Hiawatha, c’est que, quoique prophète envoyé par le Grand-Esprit et malgré sa naissance merveilleuse, il n’a rien de surnaturel et reste strictement humain. Il n’est point solitaire, sa piété n’est pas extatique; il aime les douces joies de la vie, il a des amis. Quand il eut accompli tous ses grands exploits, il songea à se marier. « Ce que la corde est à l’arc, la femme l’est à l’homme, » se dit-il en véritable héros rustique qu’il était. Il pensa à la belle Minnehaha (l’eau riante), qui habitait dans la