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par des efforts surhumains : « peuple de mon âme, s’écrie quelque part un poète slave, qui a fait suivant moi des élégies d’une singulière beauté; spectres de mon esprit, lutins de mon cœur, gnomes bizarres sortis des profondeurs de ma pensée, quand vous formez ces danses qui me font oublier les heures, c’est toujours à la lueur du même astre, sous les rayons de mon amour ! » Le poète slave a parlé pour moi. C’était à la clarté de ma passion que se jouaient mes rêveries du cimetière.

« Mais voici qu’un soldat arrive et me remet une lettre d’elle. Un obus éclate auprès de cet homme et de moi, l’obus nous couvre tous les deux de terre. Qu’importe? je défierais quoi que ce soit de m’arracher à ce que j’éprouve. Il y a encore assez de jour au ciel pour que je puisse lire. Ah ! la terrible lettre!... voici une nouvelle blessure, et plus profonde encore que ma blessure de l’Alma. Ces querelles à travers l’espace, ces querelles prévues, redoutées, que je devais éviter à tout prix, s’élevaient ardentes et implacables. Elle répondait à ce que je lui avais écrit il y avait six semaines, à ce qu’avaient suivi depuis les paroles les plus tendres, avec une colère qui me navrait, et qui, je le sentais, détruisait désormais entre nous toute possibilité d’harmonie. Je pus reconnaître, par les cruels épanchemens de son courroux, quels progrès avait faits en elle ce qui pouvait le plus m’affliger... Il y avait certains passages qui me faisaient entendre Mme de Béclin résumant les délibérations de ses amis. On m’accusait de ne rien comprendre aux tendresses délicates et dévouées, d’être une de ces natures orgueilleuses, rongées par un égoïsme chagrin et bizarre, qui ne cherchent dans l’amour qu’un moyen d’exercer de capricieuses dominations. J’étais à travers le monde réel un échappé de mauvais roman. Il fallait me reléguer dans ces régions chimériques d’où je n’aurais jamais dû sortir. A quoi bon me répéter tous ces reproches? La violence même des paroles affaiblit rapidement mon courroux, qui se noya bientôt dans une immense tristesse. Je répondis en disant dans quels lieux ces reproches cruels m’étaient parvenus. Quoiqu’on m’accusât de ne pas appartenir à ce monde, je pensais, en regardant la pluie de fer tombée à mes pieds, toucher un peu plus, par les nobles côtés du moins, aux réalités de cette vie que certaines gens dont je reconnaissais l’influence sur ce que j’aimais. Du reste, puisque je n’étais bon qu’à reléguer dans le pays des rêves, la mort se chargerait, je l’espérais, de faire de moi quelque chose de semblable à un rêve, c’est-à-dire un souvenir. Pût ce souvenir n’être pas un remords pour celle qui n’avait pas craint un jour de faire traverser à sa colère des espaces que l’amour seul aurait dû avoir la force de franchir!

« Rien de triste et de stérile comme la lutte contre les lois impla-