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Nous jugeons de tout le reste du monde d’après ce qui compose notre étroit horizon; nous ne sortons pas de nos petites habitudes, et nos admirations sont souvent aussi folles que nos dédains. Nous jugeons avec une égale présomption des ouvrages de l’art et de ceux de la nature. L’homme de Londres et de Paris est peut-être plus éloigné d’avoir un sentiment juste de la beauté que l’homme inculte qui habite des contrées où l’on ne connaît rien aux recherches de la civilisation. Nous ne voyons le beau qu’à travers l’imagination des poètes ou des peintres; le sauvage le rencontre à chaque pas dans sa vie errante. Certes j’accorderai sans peine qu’un tel homme ait peu de momens à donner aux impressions poétiques, quand on sait que sa plus constante occupation consiste à s’empêcher de mourir de faim. Il lutte sans cesse contre une nature irritée, à laquelle il dispute sa chétive existence. Cependant le sentiment de l’admiration peut naître dans des cœurs touchés parfois devant d’imposans spectacles ou entraînés par une sorte de poésie à leur portée. Le Sibérien ressemble en ceci au Grec et au Berbère. « J’ai vu, dit un certain major Denham, un cercle d’Arabes, l’œil fixe et l’oreille attentive, changer simultanément de contenance et éclater de rire, puis, un moment après, fondre en larmes et joindre les mains avec une expression de douleur ou de pitié, tandis que l’un d’eux racontait une de ces interminables histoires ou légendes nationales qui les tiennent comme enchantés. »

La poésie naît d’elle-même dans les contrées heureuses où les hommes ont peu de besoins, et par conséquent beaucoup de loisirs, surtout lorsque les mœurs, les institutions y favorisent l’essor du beau. Telle a été la Grèce, où, par un accord unique, toutes les conditions semblent s’être rencontrées dans un certain moment pour en développer le sentiment et le culte. Il y avait nécessairement chez les Athéniens beaucoup plus de juges des beaux-arts que dans nos modernes sociétés. A Rome comme à Athènes, le même homme était avocat, guerrier, pontife, édile, inspecteur des jeux publics, sénateur, magistrat. Tout citoyen aspirant à la considération était obligé de se donner l’éducation que comportait chacun de ces états. Il était difficile qu’un tel homme fût un médiocre appréciateur du mérite dans quelque branche que ce fût des connaissances, telles qu’elles étaient alors. Un juge chez nous n’est qu’un juge, et ne connaît que son audience; ne demandez pas à un colonel de cavalerie son opinion sur des tableaux ou des statues; tout au plus se connaîtra-t-il en chevaux, et il regrettera que ceux de Rubens ne ressemblent pas à des chevaux limousins ou anglais, comme il en voit tous les jours dans son réglaient ou aux courses.

L’artiste qui travaille pour un public éclairé rougit de descendre à des moyens d’effet désavoués par le goût. Ce goût a péri chez les