Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/926

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que le seul compositeur dont il admette l’existence. Si l’ingénieux critique ne conteste pas tout ce que l’art doit au génie d’Haydn et à celui de Mozart, c’est sur Beethoven cependant qu’il concentre toutes ses adorations et qu’il épuise son enthousiasme. L’abbé Carpani, dans les lettres charmantes où il nous raconte si bien la vie calme d’Haydn et apprécie avec tant de goût et de vivacité l’œuvre de ce grand musicien, a bien de la peine aussi à franchir le seuil de l’ère nouvelle qui se prépare. Il semble souscrire à ce jugement porté par l’auteur vénérable de la Création sur le génie naissant qui a produit Fidelio et la symphonie en ut majeur : « Un jour, dit Carpani, un de mes amis demandait à Haydn ce qu’il pensait de ce jeune compositeur. Avec une entière sincérité, le vieillard répondit : « J’étais fort content de ses premiers ouvrages; mais quant aux derniers, j’avoue que je ne les comprends pas. Il me semble toujours qu’il écrit des fantaisies[1]. »

Le jugement d’Haydn sur Beethoven est à peu près celui que portent tous les hommes de génie sur leurs successeurs immédiats. C’est le jugement de la génération qui a épuisé la sève de vitalité dont elle était pourvue, et qui ne voit dans celle qui lui succède qu’une postérité sans discipline, parce qu’elle s’écarte de la route tracée. On pourrait appliquer à la mort le mot de Voltaire sur Dieu : « Si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer, » ne fût-ce que pour interrompre la domination de certaines idées qui ne peuvent disparaître qu’avec les hommes qui les avaient affirmées. Quoi qu’il arrive, le fils pense toujours un peu autrement que son père, et le disciple est forcé par la nature des choses de modifier d’une manière ou d’une autre l’enseignement qu’il a reçu du maître. Les premières œuvres de Beethoven, ses trios pour piano, violon et violoncelle, les sonates, le septuor, et jusqu’à la symphonie en ut majeur, qui est de l’année 1801, et qui fut dédiée à ce même docteur van Swieten, l’ami d’Haydn et l’auteur des paroles de la Création et des Saisons, — ces premières compositions du grand symphoniste révèlent une imitation directe du style d’Haydn et de Mozart, dont il était le successeur. Aussi Beethoven n’aimait-il pas qu’on lui parlât de ses premières productions et surtout du septuor. Il répondait brusquement au visiteur imprudent qui avait la maladresse de louer cet admirable morceau : Le septuor n’est pas de moi, il est de Mozart, et il tournait le dos à la personne qui avait cru lui adresser un compliment. Eh bien ! ce sont précisément ces premières compositions de Beethoven qui ont eu l’approbation d’Haydn, parce qu’il y voyait les traces de sa propre influence, et qu’il se sentait vivre dans l’œuvre naissante de son glorieux successeur. Aussi Carpani, en historien fidèle du père de la symphonie, parle-t-il des premières compositions de Beethoven dans les termes suivans : « Que deviendra l’art, et particulièrement la musique instrumentale, maintenant que Haydn n’écrit plus, et qu’ainsi se trouve fermée cette mine si féconde de trésors? Ce qu’il deviendra? Eh! ne le voyez-vous pas déjà en partie? Attendez un peu, et vous le verrez encore davantage. Il n’y a qu’un homme qui pourrait encore le soutenir, et en effet que ne serait-on pas en droit d’attendre de lui après son beau septuor, après ses premiers concertos pour le piano, ses premières symphonies, toutes œuvres vraiment remarquables, dans lesquelles il a heureu-

  1. Lettre XVe.