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doutable écueil de l’effet et du succès, qui ne s’obtiennent qu’autant qu’un a su éviter l’un et l’autre. » M. Oulibichef ajoute : « Certains critiques, égarés par leur enthousiasme, ont prétendu, pour justifier Beethoven, que l’idée de longueur en musique est purement relative, que tout dépend de l’abondance ou de la disette des matériaux qu’on met en œuvre, que d’ailleurs ce qui semble trop long à l’un peut sembler trop court à l’autre, etc. C’est là une opinion radicalement fausse. Si elle était vraie, il n’y aurait plus rien de vrai ou de faux pour la critique, tout serait relatif, les beautés comme les imperfections[1]. » Ce sont là de bonnes et excellentes paroles. M. Oulibichef y soulève la grande question de la certitude dans l’appréciation du beau, qui est une des faces de la certitude dans la connaissance. Il n’est pas possible de méconnaître la vérité des principes sur lesquels s’appuie la critique de M. Oulibichef; on peut douter toutefois que ces principes soient justement applicables à la partie de l’œuvre de Beethoven qu’examine le biographe. M. Oulibichef ne nous semble pas suffisamment pénétré de cette vérité, puisée non pas dans les lois abstraites de la pensée, mais dans la nature vivante des choses et des hommes, — que certains défauts sont l’accompagnement nécessaire des plus admirables créations du génie. Donnez à des hommes comme Dante, Shakspeare, Corneille ou Beethoven cette mesure, cette pondération délicate de l’esprit et de la sensibilité qui se nomme le goût, et vous leur enlèveriez peut-être quelque chose de la force qui leur a été nécessaire pour accomplir l’œuvre que nous admirons. Tout ce que dit M. Oulibichef sur certaines aberrations harmoniques qu’on rencontre dans les œuvres de Beethoven, les passages qu’il cite, et qui avaient déjà été relevés soit par M. Fétis, soit par d’autres bons esprits de l’Allemagne, tels que l’auteur bien connu (woldbekannten) des charmantes lettres sur la musique que nous avons appréciées ici depuis longtemps[2], sont incontestablement des erreurs ou des caprices de génie que rien ne justifie; mais M. Oulibichef ne va-t-il pas trop loin, et son excellent esprit ne se laisse-t-il pas égarer par des subtilités indignes d’un appréciateur des belles choses, quand il méconnaît le prix de l’admirable morceau, l’andante scherzando, de la symphonie en fa? Ici nous sommes entièrement de l’avis de M. Berlioz, qui a dit de ce morceau : « Cela tombe du ciel tout entier dans la pensée de l’artiste. »

M. Oulibichef est bien plus dans la vérité large du sens commun lorsqu’il réfute les sophismes de M. de Lenz et autres illuminés qui proclament que les symphonies de Beethoven « sont des événemens de l’histoire universelle plutôt que des productions musicales de plus ou de moins de mérite. » « Dans tout ce fatras de l’illuminisme musical, dit M. Oulibichef, je n’ai trouvé qu’une chose qui ressemble de loin à un argument, et qui peut-être vaut la peine qu’on y réponde. Les adeptes en appellent à l’avenir pour l’intelligence des œuvres de Beethoven aujourd’hui incomprises, se fondant sur ce que d’autres grands inventeurs ont été raillés de leur vivant au sujet des plus sublimes découvertes. Dans les sciences, oui ; en littérature, fort rarement; en musique, jamais. Tous les grands compositeurs, depuis Josquin, Orlando di Lasso et Palestrina jusqu’à Monteverde et Meyerbeer, ont été

  1. Page 157.
  2. Musikalische Briefe, Wahreit uber Tonkunst und Tonkünstleir.