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demande à être constaté : il prouve en effet que cette denrée est entrée dans le mouvement que les progrès du bien-être général impriment à la demande de tous les produits concourant à l’alimentation publique ; mais il révèle en même temps qu’aujourd’hui encore elle n’est guère que le luxe des classes aisées, au lieu d’être celui des classes pauvres, the poor man’s luxury, comme disait pittoresquement lord John Russell dans son célèbre plan financier de 1841. Or, en descendant au fond de la question, il serait facile de démontrer mathématiquement qu’envisagé au point de vue de la masse de la population, le champ de la consommation est beaucoup moins limité que celui de la production pour la France aussi bien que pour le reste du monde. De là cette conséquence qu’en favorisant et développant par de sages mesures la progression déjà constatée, on sera forcément conduit à l’équilibre des deux forces dont l’inégalité a jusqu’ici fait naître l’antagonisme. Or c’est la seule solution véritablement normale du problème posé à l’industrie sucrière des colonies aussi bien qu’à celle de la métropole. C’est cet équilibre qui a déjà deux ou trois fois sauvé les colonies anglaises, s’affaissant sous l’application prématurée du libre échange étendu au commerce des sucres. C’est lui qui sauvera aussi les colonies françaises, si on laissé au temps et au travail le soin d’accomplir la pondération désirée. La campagne qui vient de se terminer a été fructueuse pour le vendeur de sucre et par contre onéreuse pour l’acquéreur. C’est un mal sans doute ; mais faut-il se hâter de chercher à y porter la main pour y remédier en quelque sorte à tout prix ? Nous ne le croyons pas. Comme le producteur, le consommateur doit savoir faire sa moyenne, et s’il a payé cette année le kilogramme de sucre à un prix extrêmement élevé, qu’il songe un peu aux prix infimes de 1852 et 1853, ces années qui furent précisément les plus difficiles dans l’œuvre de la transformation sociale de nos colonies. L’heureux accident, car nous ne le considérons que comme tel[1], l’heureux accident de la dernière récolte a cicatrisé les plaies, ranimé les courages, fait faire un grand pas à la liquidation d’un lourd arriéré, et par conséquent facilité les moyens de production pour l’avenir.


Ainsi une radicale transformation sociale se développant pacifiquement, l’équilibre économique tendant à s’établir sous le contrôle d’une administration éclairée entre l’offre et la demande des bras, la propriété s’émancipant en même temps que l’homme et entrant par là de plain-pied dans le droit commun des valeurs de la métropole, telle est aujourd’hui la situation morale et matérielle de nos

  1. Et non sans raison, car en ce moment même, il se manifeste un revirement complet sur le marché. De recherchée qu’elle était à 85 fr. les 100 kil., la denrée demeure invendue à 55 fr.