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débauche soit complète : je vous emmène tous deux à ma campagne.

— Aux Grouets? dit Madeleine.

— Oui, j’ai mon idée; c’est bientôt le temps des vacances, et les invitations n’iront pas nous chercher là. Comment trouvez-vous mon château avec ses quatre peupliers?

— Pas mal, dit Urbain.

— Très joli, dit Madeleine.

— Alors dès demain j’y ferai transporter un piano.


II.

A l’époque où commence ce récit, Urbain Lefort, âgé de vingt-six ou vingt-sept ans, était, si l’on nous pardonne cette expression un peu vieillie et ridicule, le lion de Blois. Ce n’était pas la fortune ni l’éclat des alliances qui lui avaient valu cette position, mais bien un concours particulier de circonstances qui nous oblige à entrer dans quelques explications. Fils unique d’un honnête mercier dont la boutique s’ouvrait sur la Grand’Rue, Urbain était entré dans la vie par la porte basse de la misère. Son père, Jacques Lefort, qui avait travaillé pendant vingt ans pour se créer une clientèle et amasser un petit pécule, avait été brusquement et totalement ruiné par une crise commerciale qui avait eu pour cause première un débordement de la Loire. Élevé dans une certaine austérité de principes, le mercier, qui aurait supporté la lutte et les privations avec courage, ne sut pas résister à la perte de ce qu’il appelait son honneur. Quand il se vit en présence de deux ou trois billets protestés, il fut pris d’un frisson qui effraya quelques personnes qui l’entouraient. Il s’enferma dans la soirée, passa la nuit à mettre toutes ses affaires en ordre, et se brûla la cervelle au petit jour. Une lettre adressée au maire de Blois et cachetée de noir était sur son pupitre; elle contenait ces seuls mots : « Je lègue mon fils Urbain aux bonnes âmes de la ville. »

Cette mort et ce legs d’un enfant qui pouvait avoir alors une dizaine d’années touchèrent quelques personnes. Le père passait pour un parfait honnête homme; le fils avait une jolie figure et de beaux cheveux bouclés. Quand on vit le petit Urbain tout en noir et pleurant derrière le cercueil du mercier, l’attendrissement fut général; dans ce moment-là, dix familles l’auraient adopté. Le lendemain, on pensa moins à l’orphelin. Cependant des personnes charitables se cotisèrent pour assurer le paiement de sa pension au collège; son trousseau fut renouvelé avec assez d’exactitude, et il fut élevé tant bien que mal jusqu’à dix-huit ans. Urbain avait toujours sa jolie figure, ses cheveux bouclés, et de plus une certaine aptitude musicale qui lui faisait retenir par cœur et exécuter avec une singulière précision sur le piano tous les airs qu’il entendait. Le père Noël avait reconnu dès