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— C’est donc pour ça, reprit-elle, que tu chantes soir et matin ces romances qu’il a faites?

— Oui, ma mère.

— Chante donc, mais ne l’épouse pas.

Madeleine s’approcha de sa mère et lui passa les bras autour du cou. — Ne vous fâchez pas, poursuivit-elle; pourquoi ne me permettriez-vous pas d’épouser un brave garçon qui a du talent et qui me rend tout l’amour que j’ai pour lui ?

La mère prit sa fille par les épaules et la regarda dans les yeux.

— Es-tu folle? dit-elle. Du talent, tant que tu voudras;... à quoi cela sert-il? Cent écus vaudraient mieux. Il ferait beau voir la fille de Louis de Béru épouser un méchant petit musicien qui n’a pas un sou vaillant!

La mère Béru ramassa son écheveau de laine en grondant : — Mlle de Béru mariée à M. Urbain Lefort! répétait-elle; il faut que tu aies perdu l’esprit... Et tu t’imagines que je consentirai à une telle mésalliance?

Madeleine resta immobile devant sa mère, sans plus parler. Le premier coup était porté : il ne fallait pas insister davantage.


III.

Pour bien comprendre le sens de ce que la mère Béru avait répondu à sa fille, il est bon de dire que Juliette Badenier, surnommée la Biche dans sa première jeunesse à cause de la vivacité de ses allures, fille de maraîchers et blanchisseuse jusqu’à l’âge de vingt ans, avait épousé M. Louis de Béru, au grand scandale de la ville de Blois, qui rompit soudain avec le mari à cause de la femme. M. de Béru, officier d’artillerie jusqu’à trente-huit ans et d’une famille considérable du département, s’était épris, durant un congé de semestre, d’une passion folle pour la Biche, qui repassait son linge. La Biche se fit un bouclier de sa vertu, et, attisant la passion du capitaine par sa résistance et un manège habile de larmes, de transports et de coquetteries, elle l’amena par de longs circuits à demander sa main. M. de Béru ne tarda pas à reconnaître la faute qu’il avait faite; sa femme n’avait pour elle que sa jeunesse et sa jolie figure. Il envoya sa démission, se retira dans une maison de campagne aux portes de la ville, et ne vécut plus que pour sa fille, à laquelle il donna une éducation solide et simple. Juliette, qui avait pris de l’embonpoint en avançant en âge, ne pardonna jamais à son mari de ne l’avoir pas introduite dans le monde qui la repoussait, et lui fit un crime de la solitude où, disait-elle, il enterrait sa beauté. M. de Béru ne se plaignit jamais et ne lui reprocha rien. La première sottise venant de lui, il endura tout; mais, timide à l’excès et