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rendu plus sauvage encore par le sentiment de sa situation fausse, il refoula en lui-même ses chagrins de tous les jours et communiqua à Madeleine, qui tenait tout de son père, l’habitude du recueillement et des méditations intérieures. Au moment de mourir, il appela près de lui le père Noël, avec lequel il s’était lié d’amitié par de certaines affinités de caractère et par la communauté de leur ancienne profession. Il lui prit la main, et lui montrant Madeleine, qui avait alors quinze ans : « Je vous la confie, » dit-il. C’était assez pour le père Noël. La veuve du capitaine d’artillerie avait depuis longtemps abdiqué toute prétention à la coquetterie, et, grasse, ronde, haute en couleur, tracassière et remuante, elle furetait sans relâche dans la maison, courant comme une caille de la cuisine au potager. La Biche des anciens jours, renommée pour sa danse et la vivacité un peu gauloise de ses reparties, n’était plus que la mère Béru. On avait supprimé la particule, et c’était encore un reproche qu’elle faisait à la mémoire de son mari, qui, disait-elle, n’avait pas su la maintenir à son rang.

La famille du capitaine, qui n’avait jamais voulu de rapprochement entre elle et Juliette Badenier du vivant de son mari, ne s’en souvint pas quand Juliette fut veuve. Plus tard, un hasard mit en contact une sœur de M. de Béru et Madeleine. L’enfant plut à sa tante par une certaine manière de parler, un regard et une expression dans le sourire qui rappelaient son père. De là vint ce legs de cinquante mille francs, qui devait entrer dans la dot de Madeleine. Le père Noël, qui fréquentait assidûment la maison, était la seule personne avec laquelle la jeune fille fût en communion de pensées et de sentimens. Elle avait reporté sur lui une partie de la tendresse dont elle entourait son père, et se laissait volontiers guider par ses conseils. Il fut donc et naturellement le premier confident de la secousse violente qu’elle avait éprouvée de sa rencontre avec Urbain.

Si surprise qu’elle fût, à quelque temps de là, par la réplique de sa mère, Madeleine aimait trop sincèrement Urbain pour ne pas faire de nouvelles tentatives, mais elle rencontra la même résistance. Quand la singulière vanité que la mère Béru tirait de son nom s’effaçait par intervalles, Madeleine trouvait un obstacle plus difficile dans une parcimonie implacable qui était l’âme de la maison. — Beau parti! disait la mère, ton amoureux n’a ni son ni mailles. — Ce dernier mot mettait fin à la conversation. Madeleine savait par expérience que si elle avait essayé de répondre, la mère Béru, qui manquait de patience, lui aurait bientôt fait voir qu’elle avait conservé de son ancien état le geste vif et la main leste.

Les choses en étaient là lorsqu’un matin le père Noël annonça à Madeleine que le conseil municipal de la ville avait voté des fonds pour l’établissement d’une école communale de musique, et qu’il