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monde, et ce globe de fange est un pays étranger pour lui. La plupart du temps il n’en soupçonne pas les embûches et s’avance sur ce terrain semé de fondrières avec l’enthousiasme et la foi naïve du pèlerin. L’emploi de la journée pour ces âmes rêveuses n’est pas d’ailleurs si facile qu’on le pense. L’étude est le délassement des gens heureux, de ceux dont l’esprit et le corps peuvent se reposer tour à tour.

Mais que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

Si l’on excepte les temps de guerre, où l’attrait des aventures et de fortes émotions retrempent les âmes, la vie maritime dispose plus qu’aucune autre à la rêverie : elle n’invite guère au travail. De longues promenades sur le pont comme on en pourrait faire sur la plateforme d’un donjon, quelques calculs nautiques, quelques lectures des moins sérieuses, maintes parties de boston, de trictrac ou d’échecs, quatre heures consacrées chaque jour à contempler attentivement l’horizon et à tourmenter les voiles du navire, comblent suffisamment pour les caractères bien faits l’intervalle qui sépare le premier repas du second. Le déjeuner et le dîner tiennent une grande place dans la vie de bord. Les marins ne sont pas plus gourmands que les moines, mais une table bien servie est la distraction de ceux qui n’en ont pas d’autre. Malheureusement cette distraction ne suffit pas à nos esprits actifs, et le pass wine ne saurait adoucir pour nous, comme pour les marins anglais, les ennuis de trop longues croisières. Si la marine n’est pas pour tous les peuples un état contre nature, on ne peut nier qu’elle ne soit très peu faite pour la nature des peuples méridionaux. Il faut donc la rendre à ces derniers aussi peu rebutante que possible, si l’on veut qu’ils s’y adonnent avec quelque constance. Façonnez de bonne heure vos jeunes Français à devenir marins, souhaitez-leur pour première vertu la gaieté et l’insouciance, ou, malgré les surprises d’une fausse vocation, vous verrez plus d’une fois transpirer dans l’amertume de leur désappointement cet instinct du génie national qui peut tout supporter, excepté les longs sacrifices et la monotonie :

Militia est potior. Quid enim ? Concurritur ; horae
Momento cita mors venit, aut Victoria laeta.

Nous ne jetâmes l’ancre sur la rade de Sainte-Croix de Ténériffe que pour y remplacer l’eau et les vivres que nous avions déjà consommés. Nous étions à la veille de notre départ, lorsqu’un incident imprévu vint nous obliger à le retarder. Chacune de nos corvettes comptait dans son équipage une quinzaine de soldats canonnière. Un de ces soldats avait obtenu avec d’autres marins la