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ces appels au public qui rendent la presse anglaise si justement populaire, comme le refuge commun des opprimés. Là encore, c’est moins l’imperfection de nos lois, la négligence ou la timidité des journaux qu’il faut mettre en cause que le goût du lecteur français, qui prend peu d’intérêt aux griefs d’autrui. Il est ordinairement plein d’amour pour l’humanité et rêve le plus bel avenir pour le monde ; mais les injustices vulgaires que souffre son voisin le touchent peu, et il le trouve légèrement présomptueux de prétendre en occuper le public. La presse lui paraîtrait mesquine et insipide, si elle s’abaissait à la défense des individus, elle qui est exclusivement chargée d’affranchir le monde et de rendre justice d’un seul coup à l’humanité tout entière ! Ce sentiment est si naturel à l’esprit français, que ceux-là mêmes qui importunent les journaux du récit de leurs griefs n’y liraient point sans une dédaigneuse impatience l’exposé des griefs d’autrui.

C’est donc uniquement dans ce qu’elle tire de son propre fonds, c’est-à-dire dans ses idées politiques et dans le développement continuel de ces idées, que la presse française puise sa force et son autorité. Chaque journal ou chaque groupe de journaux représente dans notre pays divisé un système particulier de gouvernement. Ce ne sont point des nuances qui séparent ces systèmes, ce sont des abîmes tels qu’il s’en trouve entre l’absolutisme et la liberté, entre la liberté et l’anarchie. Chaque système a ses sectateurs plus ou moins nombreux qui veulent trouver dans le journal l’écho de leurs idées et de leurs vœux, des motifs quotidiens de persévérer dans leurs opinions et dans leurs espérances, et que la discussion des affaires intéresse beaucoup moins que le combat des doctrines. De là la suite rigoureuse des idées d’un journal français, de là- cette persévérante monotonie de ses théories et de sa polémique. La goutte d’eau qui creuse le rocher n’est pas plus patiente ni plus efficace que sa prédication incessante. Il tire des événemens les argumens qui lui conviennent et dédaigne les leçons qu’ils lui imposent. Le plus souvent il les laisse passer avec indifférence et n’en est pas plus touché que n’est occupé des vents du ciel et du mouvement des nuées le mineur qui suit son filon sous la terre.

La presse française est donc avant tout une presse de partis ; qui ne voit que c’est la source de sa grandeur et de ses misères ? Il y a en effet de la grandeur à rester indocile aux mouvemens variables de l’opinion et à rester debout contre la fortune. Il y a de la grandeur a lutter pour une idée, tantôt avec la foule et tantôt dans la solitude, avec le cours des événemens et malgré leur cours ; il y a de la grandeur à espérer contre l’espérance et à irriter tous les jours plus fort que soi. Cette indépendance du temps et de la fortune donne à la presse française un caractère particulier d’élévation et de dignité