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s’émouvoir à la mort, m’intéresseront plus que le martyr lui-même. Hors de la vie privée et des sentimens qu’elle nous inspire, il n’y a point de salut au théâtre.

Entendons-nous bien cependant, et n’allons point confondre la vie privée avec la condition privée. Ce sont deux choses différentes. Le théâtre aime avant tout la vie privée ; mais il ne l’aime, chose singulière, que dans les grands personnages. Voyez les héros de la Grèce antique, ces Orestes, ces Agamemnons, ces OEdipes, et tant d’autres, tous rois et princes, dites-vous : oui, mais ce sont leurs aventures privées, leurs passions, leurs crimes, leurs vengeances, leurs malheurs, qui sont en jeu, et non pas leurs détrônemens et leurs avénemens. Le meurtre d’Agamemnon met-il sur le trône d’Argos les fils de Thyeste au lieu des fils d’Atrée ? Nous n’en savons rien, et nous nous en soucions peu. Ce qui nous émeut d’épouvante ou de pitié, c’est l’épouse criminelle qui a tué son mari, c’est Oreste sauvé pour venger un jour son père sur sa mère. Le sujet de l’Iliade n’est point la prise de Troie, une aventure de l’histoire, mais la colère d’Achille, une aventure de la vie privée. Ce qu’il faut à la tragédie, ce sont des hommes dans des princes. Elle s’inquiète peu qu’ils soient grands conquérans, grands législateurs, grands hommes de guerre ou grands hommes d’état ; elle s’inquiète s’ils ressentent les passions ordinaires de l’âme humaine. Elle veut qu’ils soient de la foule par leur nature, et qu’ils soient princes seulement par le rang : le rang ne sert que de piédestal. Je ne veux pas dire que le piédestal n’ait pas son importance. Les aventures du premier venu risquent de me peu toucher, et c’est une mauvaise recommandation pour un personnage tragique que je ne sache pas son nom dès qu’il le dit. La chute d’Hécube ou d’Andromaque me touche plus que la déconfiture d’un gros banquier et de sa femme, qui avait un hôtel et qui va loger au cinquième étage ; mais notez en même temps que dans Hécube et dans Andromaque je cherche avant tout la veuve et la mère désolées, tant c’est la vie privée qui nous intéresse dans les grandes fortunes !

La tragédie moderne a suivi en ce point les usages de la tragédie grecque : elle a pris ses héros dans les personnages consacrés par l’histoire ou par la poésie ; elle a même fait une règle de l’exclusion des personnages tirés du peuple. Un des poètes de la compagnie de Jésus, Masenius, publia en 1657, sous le titre de Palœstra eloquentiœ ligalœ (École d’éloquence réunie), un recueil de dissertations sur l’art dramatique en tête de ses tragédies et de ses comédies. Dans une de ces dissertations, Masenius dit que « les personnages tragiques se composent des empereurs jusqu’aux comtes, évêques, généraux