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d’armée et présidens de république[1]. » Au-dessous des évêques et des présidens de république, il n’admet personne sur la scène tragique ; l’étiquette dramatique le défend. Que les bourgeois se le tiennent donc pour dit : leurs passions peuvent figurer dans la tragédie, mais en prenant des princes pour titulaires.

Quelques personnes qui savent ma vieille prédilection pour la bourgeoisie doivent croire que cette exclusion des bourgeois m’est pénible. Je m’en suis pourtant consolé, et je dirai pourquoi. D’abord l’exclusion est ancienne, puisque le jésuite Masenius en faisait une règle dès 1657. Avant le XVIe siècle, les bourgeois, je l’avoue, avaient place dans les mystères, car les Juifs de la passion du Sauveur et les Romains des actes des martyrs, tels qu’ils étaient représentés au XVe siècle, pensaient et parlaient comme des bourgeois de Paris, de Chartres ou d’Orléans. Depuis le XVIe siècle cependant, cette bonhomie et cette naïveté bourgeoise firent place à la gravité des héros antiques. Corneille, Racine et Voltaire ne donnèrent aucun rang tragique à la bourgeoisie. Il y a donc prescription contre elle, et je n’ai jamais songé à réclamer : ce n’est pas au théâtre que je souhaitais à la bourgeoisie d’avoir sa place ; mais ce qui m’a surtout consolé de l’exclusion provoquée contre les bourgeois par la tragédie, c’est que je me suis aperçu depuis longtemps déjà que les mots me trompaient, et qu’il n’y avait plus de bourgeois en France. Le nom reste comme celui de quelque espèce antédiluvienne perdue dans une grande catastrophe. Je ne crois même pas que cette catastrophe ait inspiré beaucoup de regrets, car en bas, me dit-on, on n’aime pas les bourgeois, en haut on s’en soucie peu, et au milieu personne ne veut l’être. S’il est vrai que la bourgeoisie n’existe plus, prenons-en donc notre parti, parlons-en comme on parle des choses de l’histoire, et consolons-nous par nos souvenirs. Ces souvenirs ont leur grandeur et même leur poésie, sinon leur poésie tragique. Allez par exemple à La Haye, et voyez dans les tableaux de l’école hollandaise ces bourgmestres en chapeaux ronds, délibérant autour de la table de chêne de la maison commune sur les moyens de sauver la patrie et la liberté de conscience du joug des Espagnols. Quelles figures graves et simples, quels cœurs fiers et intrépides ! C’étaient des bourgeois. Allez à Londres ou à Edimbourg : ces presbytériens qui défendaient à la fois la liberté d’interpréter la Bible et la liberté de voter l’impôt, qui résistaient à Charles Ier essayant de se faire roi absolu, et qui pleuraient sur Charles Ier exécuté à Whitehall, c’étaient des bourgeois. Et comme je suis mal à mon aise de citer

  1. « Tragicae igitur personae ab imperatoribus ad comites usque, episcopos, belli duces ac reipublicae praesides censeri possunt. » — Masenius, de Natura dramatum.