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comprend sans peine ; ceux qui ne sont ni prêtres ni guerriers, la nation en masse, les vaïcyas, qui, sans avoir l’influence des hautes classes, ont au moins la puissance du nombre. Il est de fait que le réformateur eut pour ennemis constans, les brahmanes, qui s’alarmaient à la fois pour eux-mêmes, pour leurs privilèges, pour les traditions aryennes, qu’ils avaient eu tant de peine à maintenir à travers une longue série de siècles. Bien des rois aussi se montrèrent d’abord hostiles à la réforme de Çâkya-Mouni, qui blâmait leurs plus chères imperfections. Plus tard ils l’adoptèrent avec un certain empressement, s’étant aperçus que l’autorité religieuse enlevée aux brahmanes devenait dans leurs propres mains comme un second sceptre respecté des nations. Lorsque la royauté se fit bouddhiste, la physionomie de l’Inde fut profondément altérée. Littérature ancienne, culte traditionnel tout fut mis en oubli, tout resta suspendu : on eût dit un monde nouveau ; il n’y eut de persistant que l’intraitable orgueil des brahmanes refoulés dans l’ombre, méconnus, persécutés même, et qui pourtant ne désespérèrent jamais de faire rentrer la race des Aryens dans la voie des traditions anciennes.


II.

La primitive doctrine reconnaissait que l’âme humaine peut s’absorber en Brahma par la méditation. Quoique assez mal défini et à peine revêtu des caractères qui constituent la personnalité, Brahma est dieu, et on lui rend un culte réglé par le rituel. Çâkya-Mouni voulait que l’âme s’absorbât dans l’âme universelle, ou plutôt dans une sorte de néant qui ne réclame aucune adoration de la part des hommes. Toutefois, comme il laissait régner dans l’olympe indien les divinités aryennes depuis longtemps vénérées, comme il prêchait la vertu, son système, qui aboutissait à l’athéisme, n’avait rien de l’impiété agressive ou de l’irréligion effrontée qui épouvante les âmes honnêtes. Les populations hindoues s’y trompèrent facilement ; le bouddhisme développa en elles les instincts d’une dévotion minutieuse et puérile. Elles ne vénéraient point dans Çâkya le raisonneur ennemi de la Divinité ; la preuve, c’est qu’il devint dieu lui-même après sa mort ; c’est que de sa doctrine même sortit une religion complète qui a son rituel aussi, ses cérémonies multipliées, ses temples, tout excepté le sacrifice proprement dit, et encore serait-il permis d’appeler de ce nom les offrandes que l’on déposait devant ses statues. Cette religion, destinée à être professée par cent millions d’Asiatiques, avait encore cela de particulier, qu’elle était essentiellement expansive et avide de prosélytisme. Le bouddhisme semblait offrir à l’adoration des fidèles un dieu nouveau, libre de tout engagement vis-à-vis des deux-fois-nés, et qui contractait avec