Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/298

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il fallait que l’amour m’eût posé sur les yeux son épais et classique bandeau pour que je ne me fusse encore aperçu de rien. Il y a plus de deux mois que cela dure, il y a plus de deux mois qu’on procède contre ma personne par allusions et par insinuations. Ma mère tramait la chose en silence, avec approbation et privilège de son gouvernement, c’est-à-dire de mon père. Par malheur, toutes les précautions oratoires ont été prodiguées en pure perte. On me croyait dûment averti, suffisamment préparé, on a jugé qu’il était temps de s’expliquer, et on a découvert avec effroi que j’étais à cent lieues du sujet et qu’on me faisait tout simplement tomber des nues.

C’est hier que le voile mystérieux s’est déchiré. J’avais fait mon second déjeuner avec ma mère ; nous avions causé assez cordialement, et j’allais me retirer, lorsqu’elle me pria de passer dans sa chambre pour lui lire le feuilleton. Cela me surprit. Je n’avais pas lu deux colonnes d’un feuilleton de théâtre qui devait bien plus m’intéresser qu’il n’intéressait ma mère, quand tout à coup la porte s’ouvre, et le domestique annonce Mme et Mlle D… Impossible de m’esquiver. Il me fallait subir cette visite intempestive. Mme D… est une dévote, assez bonne femme, mais qui nuit beaucoup à sa fille en cherchant à la faire valoir. Mlle D… est une jeune personne assez jolie et fraîche comme une rose, selon l’expression consacrée. C’est elle qui avait à la main ce fameux bouquet au bal de la sous-préfecture. Rien que cette circonstance aurait dû me donner l’éveil. Ma mère est très avare de ses fleurs, et le bouquet qu’elle avait fait faire pour Mlle D… était vraiment magnifique. La demoiselle rougit en me saluant. On s’assit, on causa du concert des pauvres, de la loterie des jeunes orphelines, du dernier sermon de M. Le curé, et, contrairement à mes craintes, la visite fut courte.

À peine étaient-elles sorties, je reprenais mon feuilleton, lorsque ma mère me dit : « Sais-tu bien que Louise serait un très bon parti pour toi ? » Je tressaillis. Ce nom de Louise me va au cœur. Mlle D… porte en effet ce nom qui m’est si cher, mais cela ne m’avait jamais frappé. « Pour moi ? dis-je en riant. Je ne pense point à me marier. — Cela m’étonne. — Pourquoi ? — Parce que tu as vingt-huit ans, et qu’il est temps d’y penser. » Et alors elle m’énuméra tout le bonheur et tous les avantages dont je jouirais en épousant Mlle D…, qu’on n’entendait pas me contraindre, qu’on me laissait libre de mon choix, mais que Louise (encore Louise !) était une des plus jolies personnes de B…, qu’elle avait été parfaitement élevée, que ce choix conviendrait à mon père, qu’il le lui avait dit, etc. Elle ajouta, en voyant ma surprise, qu’elle me croyait un faible pour cette jeune fille, que c’était avec elle que je dansais de préférence, que c’était auprès d’elle qu’on me plaçait toujours dans les maisons