Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/335

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que mon sang est calmé et que j’ai triomphé de ma jeunesse, je reconnais que je te dois beaucoup selon le monde. Tu m’as retenu au bord du gouffre, comme on dit. Ta voix a dominé la forte voix de mon cœur ; tu m’as ramené à la raison et au mariage. D’ici à un an peut-être je t’en saurai un gré infini, dans dix ans je l’aurai oublié. Oui, je gage que dans dix ans je serai assez banquier pour cela. Alors tu t’admireras dans ton ouvrage et tu t’écrieras : « Que j’ai bien travaillé ! Quel égoïste j’ai fait ! Cet homme se perdait dans les sentiers solitaires de l’amour, et je l’ai remis dans le grand chemin de la fortune. Son père lui a laissé un million, il en a trois aujourd’hui… »

Pardonne, mon cher Léon. Le foyer jette encore quelques étincelles ; mais ce feu-là brûlait dans une chambre secrète où personne n’est entré que toi. Tu n’as pu l’éteindre entièrement malgré tous tes soins. Sois tranquille cependant, je veille, j’y jette de l’eau de temps en temps. Il n’y a plus à craindre d’incendie.

La chose qui m’est le plus pénible, qui me coûte le plus, c’est cette duplicité de tous les jours dont il me faut user envers Louise. Louise ! Elle m’a dit hier devant ma mère que je prononçais son nom plus doucement que personne, et elle m’a prié en m’embrassant de le répéter. Des larmes brûlantes ont roulé dans mes yeux, et je suis sorti après avoir dit à plusieurs reprises avec un accent passionné : « Louise ! Louise ! ma chère Louise ! » Ma mère vient toujours à mon aide en ces circonstances et m’excuse auprès de la crédule enfant. Tu as vu sa naïveté, sa douceur, le penchant qu’elle éprouve à m’aimer. Ah ! elle méritait un autre sort ! Elle se livrait tout entière, elle n’aspirait qu’à confondre son âme avec la mienne, à tout voir par mes yeux, à s’identifier avec moi, à réaliser cette union intime dont elle s’était fait un devoir ; mais elle sent bien qu’une barrière invisible nous sépare. Elle n’en conçoit pas de soupçons, elle croit que ce doit être ainsi, que ses rêves ont été trop loin, que le mariage n’a pas d’autres joies que ces joies brutales dont elle souffre, dont elle rougit, car il m’eût fallu l’aimer pour les purifier à ses yeux. Elle m’aime avec toute la délicatesse, avec toute l’idéalité de sa nature. Loin de chercher mes caresses, elle les fuit. Un secret instinct l’avertit que je ne suis pas tout à elle lorsque je la tiens dans mes bras. Ah ! mon ami, j’ai quelquefois horreur de ce mensonge, et je suis sur le point de tout lui révéler.

Je travaille sans relâche. Le soin de ma fortune me prend douze heures par jour. Le soir, quand je viens me reposer auprès d’elle et de ma mère, je m’étends sur un grand fauteuil, je ferme les yeux, et elle saute comme un enfant sur mes genoux. Alors elle joue avec mes cheveux et me regarde de ses yeux profonds, comme