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celet. Tu peux aller jusqu’à vingt mille francs. C’est pour le jour de sa naissance. Elle n’est pas difficile du reste, la chère enfant, et une rose que j’aurais cueillie dans le jardin de son père lui ferait autant de plaisir qu’un million de pierreries.

Quant à moi, je ne sors jamais, excepté le dimanche, où nous allons à notre campagne. Là je respire de l’air pur pour toute la semaine. Louise court dans le parc et va aux vêpres à W… avec ma mère ; elles reviennent me prendre, et nous retournons dîner à B…, elles très satisfaites, moi presque attendri du bonheur que je leur procure et qui me coûte si peu.

Adieu et toujours merci. C’est toi qu’elles devraient bénir.


25 juillet.

J’ai entendu aujourd’hui une parole qui m’a ému jusqu’au fond du cœur. J’étais seul avec M. D… dans sa serre ; il voulait me montrer une rose qu’il voit bleue, et qui n’est ni bleue ni rose. « Francis, me dit-il en me serrant furtivement la main, j’avais craint un instant pour le bonheur de ma fille. On m’avait donné plus d’un méchant avis sur votre compte. J’ai eu raison de n’y point ajouter foi ; Louise m’assure tous les jours qu’elle est bien heureuse. » Je restai immobile et ne répondis rien. Faut-il donc si peu de chose pour le bonheur d’une femme ? Qu’est-ce que ce bonheur que je donne et que je ne partage pas ? Elle ne voit pas ma tristesse. Elle me croit absorbé par de vils calculs d’intérêt, et elle me pardonne ; elle ne me pardonnerait pas si elle savait… J’étais en proie à ces réflexions lorsqu’elle est accourue toute rouge et me présentant son front à baiser. Sa mère, qui venait avec la mienne, semblait dire en nous regardant : « Comme ils s’aiment ! »

Ainsi nous faisons bon ménage par malentendu.


4 août.

Ma femme est souffrante depuis quelques jours. Je m’inquiétais de la voir perdre ses fraîches couleurs. Ma mère m’a rassuré en souriant : elle croit, elle espère… Oh ! un enfant ! Cette joie qui m’a été refusée lorsque je l’appelais de tous mes vœux me serait accordée maintenant ! D’où vient que j’ai reçu cette nouvelle presque sans émotion, tandis qu’autrefois ?… C’est qu’alors je sentais qu’un enfant eût été entre elle et moi un lien plus fort ; c’est que je comprenais que, pour reconnaître mon fils, j’aurais eu le courage de consacrer mon bonheur devant Dieu. Je devrais déchirer ce bout de papier : je m’étais juré d’ensevelir ce passé dans mon cœur et de n’y pas même laisser d’inscription. Je ne le puis. Elle est toujours présente à ma pensée, non comme un désir, non comme un regret, mais