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nuits de douze heures, des pluies torrentielles et des orages pendant lesquels, même au milieu du jour, on se trouve obligé d’errer à tâtons, car les terres dont on se trouve entouré, si élevées qu’elles soient, disparaissent subitement sous l’épaisseur des nuages qui les enveloppent. Bougainville a peint avec une vérité saisissante, dans la relation du voyage de la Boudeuse, les difficultés d’une campagne de découverte dans ces mers d’une exploration en apparence si facile. La sonde, qui est pour le marin le bâton de l’aveugle, est ici d’un faible secours. C’est du sein des profondeurs de l’océan que les bancs de coraux surgissent, escarpés comme un mur, tranchans comme une hache. L’œil peut les distinguer quand la nuit n’a pas jeté son voile sur l’horizon ou que le soleil ne noie pas ces lueurs blanchissantes dans un flot de lumière ; l’oreille n’en soupçonne pas l’approche, car ces assises qui s’élèvent lentement du fond des mers s’arrêtent presque toujours à quelques mètres de la surface, et la vague est rarement assez creuse pour venir se briser en grondant sur des hauts-fonds qui ne l’irritent par aucun obstacle. Au temps où naviguaient la Truite et la Durance, on était peut-être plus familiarisé qu’aujourd’hui avec tous ces dangers. Même dans les parages les plus connus, on se trouvait presque toujours en découverte, tant l’hydrographie était alors incomplète et superficielle. Il fallait donc avoir l’œil prompt et exercé, l’oreille attentive, et s’habituer à pressentir les hauts-fonds à mille signes dont on a perdu le secret. Les bonnes cartes, les balises, les phares ont amolli nos enfans : ils sont plus savans que nous ne l’étions peut-être ; je suis quelquefois tenté de croire que nous étions plus marins.

En sept jours, nous arrêtâmes avec une précision suffisante la configuration des îles de la Trésorerie, de la côte occidentale de l’île Bougainville et de l’île Bouka, qui termine au nord-ouest l’archipel des îles Salomon. Nous rasions la côte de si près, que plusieurs pirogues montées par des sauvages à la peau noire et aux cheveux crépus purent venir à portée des corvettes échanger, contre nos mouchoirs de couleur et nos verroteries, leurs arcs, leurs flèches et leurs casse-têtes ; mais l’amiral ne voulut jeter l’ancre sur aucun point. Il avait en vue une autre relâche. Deux fois nous nous crûmes au moment de toucher sur des bancs de coraux : nous les franchîmes en les rasant presque de la quille. Si ces bancs eussent été d’un ou deux pieds plus rapprochés de la surface, nous étions perdus, car le courant nous maîtrisait, et nous n’avions aucun moyen d’éviter un danger dont nous avions cependant parfaitement conscience.

Ces périls commençaient à ne plus nous émouvoir : nous savions qu’ils étaient le lot habituel des missions semblables à celle que nous avions à remplir. Pour moi, je l’avoue, la perspective d’un