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seul ne pouvait-il être prononcé à bord de nos corvettes sans faire battre tous les cœurs auxquels ne suffisaient pas les austères émotions de l’hydrographie.

Le plan de notre seconde campagne, dès qu’il fut connu, obtint une approbation aussi unanime qu’enthousiaste. Une diversion salutaire nous était ainsi promise au moment où des préoccupations fâcheuses commençaient à envahir les esprits. Parmi nos officiers, les uns avaient sujet de regretter l’abolition, les autres d’appréhender le retour des privilèges de la naissance. Ceux-ci avaient embrassé avec ferveur la cause des idées nouvelles, ceux-là les répudiaient, même après y avoir souscrit, comme toute la noblesse, dans l’illusion d’un premier mouvement. Or c’était à la fin du mois de septembre 1791 que nous étions sortis de la rade de Brest. À cette époque, le roi, ramené de Varennes, venait d’accepter la constitution rédigée par l’assemblée nationale. Il était évident qu’aucun des deux partis n’aurait le pouvoir ni la volonté de s’arrêter sur cette pente glissante : le peuple s’affranchirait de la royauté, ou la royauté recouvrerait son autorité et son prestige. Chacun à bord de nos corvettes s’efforçait de résoudre cette alternative dans un sens conforme à ses passions ou à ses intérêts. Nous n’avions reçu aucune nouvelle d’Europe depuis notre départ de France. Il est peu de circonstances plus favorables au développement de l’aigreur politique que cette ignorance absolue des événemens. L’impuissance où l’on se trouve de donner quelque fondement à ses prophéties devrait décourager la discussion : c’est au contraire ce qui l’échauffe et la prolonge. Les déceptions que nous venions d’éprouver pendant notre exploration des côtes de la Nouvelle-Hollande avaient d’ailleurs laissé derrière elles des germes de désunion. Des esprits chagrins dans l’un et l’autre état-major s’accusaient mutuellement de cet insuccès. Les privations, l’ennui, que ne peut manquer d’engendrer une réclusion monotone, envenimaient, sans que l’on y prît garde, le moindre grief. La discorde avait pénétré tout de bon cette fois dans le camp d’Agramant.

Les deux chefs eux-mêmes, si bien faits pour s’entendre, avaient vu s’altérer insensiblement la cordiale confiance dont ils étaient animés l’un vis-à-vis de l’autre au début de notre voyage. M. de Terrasson, qui n’avait entrepris cette campagne à un âge déjà fort avancé que par affection pour M. de Bretigny, eut avec son ami, quelques jours avant notre départ de la terre de Van-Diémen, une longue et vive explication à laquelle le hasard me fit assister. J’étais sur le rivage, occupé à chercher des coquilles, lorsque les deux chefs de l’expédition, qui étaient aussi descendus à terre, vinrent à passer près de moi. Leur entretien me parut singulièrement animé. Je m’empressai