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mobile. Aucun sentiment ne les affecte longtemps. Ainsi dès le lendemain du meurtrier conflit de Panghaï-Modou les choses, avaient repris sur cet îlot leur aspect accoutumé. Le marché se trouvait aussi bien approvisionné que les jours précédens ; les insulaires n’y étaient pas moins nombreux, et les femmes, revenues de leurs appréhensions, avaient retrouvé toute leur coquetterie et repris leurs gracieux manèges.

Des bruits fort alarmans s’étaient néanmoins répandus dans l’île de Tonga-Tabou. On, avait beaucoup exagéré, comme il arrive toujours en pareil cas, le chiffre des victimes. Véa, fort inquiète vint, dans sa pirogue, le long de la Durance. Suivant sa touchante coutume, elle m’apportait les présens qu’elle croyait le mieux faits pour me plaire : des étoffes du pays, des nattes, des coquilles. Elle y avait joint cette fois des fruits, des tourterelles et deux charmantes perruches. Quelques instans après son départ, je pus l’aller rejoindre à terre. Je lui offris à mon tour une partie de mon petit trésor. Outre les colliers de verroterie qui composaient presque seuls la mince pacotille que j’avais emportée de France, je possédais un lot assez considérable de couteaux, de ciseaux de charpentier et de clous. Je le mis tout entier aux pieds de Véa. La jeune insulaire ne se lassait pas d’admirer ma magnificence. Sa joie fut bientôt dissipée, quand je lui appris que les corvettes allaient mettre sous voiles et que le moment de notre séparation était arrivé. Sa douleur fut si vive qu’elle accrut encore, s’il était possible, mes regrets. Ce fut alors qu’ignorante, comme une pauvre sauvage, des liens qui m’enchaînaient, Véa me supplia de laisser partir mon bâtiment et de rester à jamais près d’elle. Si je n’avais suivi que mon inclination, je n’aurais pas hésité à me rendre à ses vœux ; mais la pensée seule de la désertion m’épouvantait. Ce ne fut pas sans peine que je fis comprendre à Véa la dure loi à laquelle je devais obéir : elle versa d’abondantes larmes, et devant ces témoignages d’une affection naïve il me fallut faire, je l’avoue, un grand effort sur moi-même pour persister dans ma résolution. La voix de l’honneur l’emporta enfin, et l’enseigne de vaisseau de la Durance regagna son bord avec un héroïsme digne de Titus ou de Louis XIV.

Après dix-sept jours passés sur la rade de Tonga-Tabou, nous fîmes nos dispositions d’appareillage. La reine vint en personne nous porter ses adieux ; elle obtint seule d’être reçue à bord. Nous étions sous voiles lorsqu’un des chefs les plus importans de l’île se présenta pour réclamer cette faveur à son tour. Tout occupés du soin de diriger nos corvettes dans des passes dangereuses, nous dûmes rester sourds à son appel. Cet egui se découragea et ne tarda pas à tourner la proue de sa pirogue vers la terre. Toutes les embarcations qui nous entouraient l’imitèrent. Il ne resta plus près de