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délivrer de l’horrible fléau qui avait menacé de décimer les états-majors et les équipages des deux corvettes. La plupart de nos malades cependant, même les plus gravement atteints, recouvrèrent des forces et virent disparaître les symptômes qui annonçaient chez quelques-uns d’entre eux une dissolution prochaine. Nous savions qu’en poussant plus avant dans la mer des Moluques, nous trouverions la mousson d’est établie et le ciel plus serein qui l’accompagne. L’île de Bourou et le port de Cayéli, où avait relâché Bougainville, étaient sur la route qui devait nous conduire à Java. Si nous pouvions espérer la guérison complète de nos scorbutiques, c’était à Bourou, où nous étions sûrs de rencontrer toutes les ressources d’un établissement européen, et non à Waygiou, où l’on ne se procurait qu’avec beaucoup de peine quelques rafraîchissemens. L’ordre fut donc donné de se préparer à lever l’ancre dix jours après nôtre arrivée dans le havre de Boni.

La place du chef de l’expédition était à bord de la Truite, qui, par la supériorité de sa marche et son ameublement plus recherché, méritait cette distinction. M. de Mauvoisis transporta son pavillon sur cette corvette aussitôt que les circonstances le lui permirent. M. de Vernon vint le remplacer à bord de la Durance. Je fus désigné par M. de Mauvoisis pour le suivre à bord de la Truite, preuve évidente qu’il ne m’avait point gardé rancune de la scène dans laquelle je m’étais montré si pointilleux et si imprudent. L’état-major de la Truite avait plus souffert encore que le nôtre. Le renfort que lui amenait M. de Mauvoisis était presque indispensable. Je n’en éprouvai pas moins un vif regret de me séparer de mes camarades. Je n’avais reçu d’eux, pendant tout le cours de notre navigation, que des témoignages d’estime et de sympathie. Je n’étais pas, il est vrai, tout à fait étranger à bord de la Truite. Je devais y trouver un assez bon nombre d’amis. Ce que je redoutais, c’était la mésintelligence qui régnait à bord de la corvette amirale. Nous avions bien eu nos dissentimens et nos coteries à bord de la Durance, mais moins vives et moins tranchées qu’à bord de la Truite. D’ailleurs j’avais réussi sur ce bâtiment à garder la neutralité la plus complète ; j’ignorais si je serais aussi heureux dans un autre milieu. Je le fus, Dieu merci. Si j’eus mes querelles, — on en avait à cette époque plus souvent qu’aujourd’hui, — ce furent bien les miennes, et non celles des autres. Jusqu’au dernier moment, je sus me tenir en dehors de divisions qui me paraissaient regrettables sous tous les rapports, et j’eus le bon sens de ne m’associer aux prétentions exagérées ni des uns ni des autres.

Le jour même où nous devions reprendre la mer, M. de Mauvoisis, dont la santé était depuis longtemps très gravement altérée, éprouva une nouvelle crise nerveuse qui le mit dans l’impossibilité