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hommes, sous l’œil maternel de la fatalité. Mais, inconnu ou non, il avait plus qu’aucun poète été favorisé de l’amitié assidue de ces deux divinités redoutées des heureux, le spleen et la mort. Elles l’aimaient, parce qu’elles savaient qu’il n’avait à leur opposer aucune formule de conjuration, aucune résistance, et qu’il leur obéirait docilement, sans appeler à son secours l’aide des divinités protectrices des joies bruyantes et conservatrices de la vie. Que de services il leur avait rendus d’ailleurs ! Quand la ville était trop gaie, elles savaient qu’il y avait toujours dans Paris un asile qui ne leur serait pas fermé. Elles entraient donc comme des amis familiers, s’asseyaient au coin du feu, à la place qu’elles connaissaient si bien, et alors, par reconnaissance pour l’hospitalité reçue, l’ennui faisait pleuvoir autour de son hôte l’épais brouillard de ses malsaines rêveries, et la mort ouvrait devant ses yeux les riantes perspectives qui mènent au bienheureux royaume de l’anéantissement.

Je l’ai vu passer successivement par toutes les phases de ce mal redoutable, je l’ai vu renoncer tour à tour à toutes les chimères que les hommes poursuivent sous le nom de bonheur, éclat, renom, amour, amitié, opinion du monde, orgueil de soi-même, et je lui dois cette justice, que jamais homme n’a dit adieu à toutes ces choses qui sont si chères à notre nature avec plus d’égalité d’âme et plus de sérénité. Chaque fois qu’il a dû renoncer à quelqu’une de ces vaines illusions, il l’a fait avec une bonne grâce parfaite, sans contorsions et sans déclamations, en prenant respectueusement congé de l’idole qui s’enfuyait. Oh ! que le destin est bon ! Cet être, qui semblait condamné à devenir le plus malheureux des hommes, avait trouvé dans son malheur même la source d’une joie infinie et d’une paix profonde. Religieusement soumis aux inexorables décrets qui avaient été prononcés sur lui, il savait qu’il lui était défendu d’espérer, et il se résignait humblement. Il savait que nul ami n’est aussi assidu que l’ennui, nul amour aussi fort que celui de la mort ; et il s’estimait heureux d’avoir conquis une amitié qui devait durer toute la vie, un amour qui le suivrait pendant toute l’éternité.

Rien cependant dans sa personne n’indiquait au premier abord qu’il fût en rapport avec d’aussi grandes puissances, ni qu’il fût honoré d’aussi illustres amitiés, rien, si ce n’est une certaine tendance à s’isoler, qui pouvait faire supposer un mystère dans sa vie. Cet isolement lui avait été souvent reproché par les rares personnes dont il supportait la rare société, et il avait été interprété de diverses façons ; mais aucune de ces interprétations n’était la vraie. Il s’isolait, parce qu’une sévère expérience lui avait révélé plusieurs fois que la solitude était sa condition naturelle, que s’il tentait d’en sortir,