Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/478

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et l’emprisonnent encore dans un nouveau corps, l’empêchent d’aller se perdre au sein de l’éternel rien. Mourons donc dès cette vie, si nous voulons mériter ce bienheureux anéantissement, coupons ces tyranniques racines qui entravent notre perfection et retardent notre bonheur ; travaillons à ne plus espérer, à ne plus aimer, à ne plus désirer, à ne plus penser, et ainsi nous monterons successivement les degrés de l’échelle mystique qui conduit au vide infini.

« Que de peines se donnent les pieux talapoins, les bonzes mystiques, les vertueux ascètes, sectateurs de Bouddha, pour arriver à cet état qu’on pourrait définir la mort dans la vie ! Il n’est pas de moyens absurdes devant lesquels ils aient reculé, pas d’expédient ridicule dont ils aient eu honte, pas d’attitude obscène ou grotesque qu’ils aient hésité à prendre. Quels labeurs pour s’abêtir, quelles ruses ingénieuses pour se mutiler ! Mais en vérité tout cela me paraît bien enfantin. Dans leurs rituels d’abêtissement, les pauvres gens ont oublié l’ennui, qui les eût dispensés de tant d’expédiens ridicules ; l’ennui, plus puissant pour sécher le cœur et tarir les sources de la pensée que tous les exercices monastiques, que tous les tours de force inventés par les stylites orientaux. J’en sais plus long qu’eux sur la perfection suprême sans avoir eu besoin de recourir à leurs méthodes, et avec le seul ennui pour auxiliaire, j’ai franchi rapidement tous les degrés du nirwana.

« Vous qui jugez mon sort si malheureux, vous ignorez tout le bonheur que l’ennui peut procurer à ceux qu’il a choisis pour ses victimes. Jamais tyran italien n’a fait mourir ses ennemis avec plus de grâce, et en les couvrant de plus de fleurs. Ses premières visites, par exemple, sont charmantes, pleines de douces rêveries, de tendres entretiens, d’affectueuses larmes. Il s’assied à vos côtés, le perfide, et en même temps qu’il vous insinue ses poisons, il vous conseille d’espérer, de prendre goût à la vie, de l’oublier même. Conseils hypocrites ! il sait bien qu’on ne peut guérir de ses poisons. Il s’insinue auprès de vous comme un ami, et un long temps s’écoule avant que vous ayez aperçu qu’en lui vous avez un maître. Et les heures coulent rapidement en sa compagnie, quoi qu’en dise l’opinion vulgaire ! Il peuple votre solitude d’une foule de génies et d’esprits malfaisans, et des essaims de mélancolies légères viennent par son ordre, comme les océanides de Prométhée, vous prodiguer leurs impuissantes consolations. Cette première période du spleen est donc pleine de charme et de dangereux attrait ; l’âme s’y laisse doucement aller, et apprend à tirer de son infortune même un funeste plaisir. Cependant un rayon de véritable bonheur pourrait faire fondre en un instant tous ces enchantemens malsains, toute cette