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d’une supériorité exceptionnelle, et il serait aussi injuste de rapprocher des Mémoires d’Outre-Tombe, tant d’autres confessions vaniteuses que de comparer à cette carrière tant d’autres carrières versatiles. Chateaubriand se peint lui-même quittant avec regret le « vieux rivage, » s’avançant avec espérance vers ce monde inconnu où tendent les générations nouvelles, et reflétant dans sa vie, dans son esprit les émotions, les troubles, les idées, les instincts de cette époque de transition. Là est le secret de ses contradictions apparentes, peut-être de ses faiblesses et aussi de sa grandeur, de son influence. Il a écrit dans le petit livre de René le poème des tristesses modernes ; par le Génie du Christianisme, il a attaché son nom à la renaissance des idées religieuses à l’aurore du siècle ; dans la Monarchie selon la Charte, il a tracé l’un des premiers le programme des idées constitutionnelles. Comme écrivain, il n’a point d’égal, il a surtout ces merveilleuses créations de style dont parlait M. de Fontanes, selon le témoignage de M. Villemain ; comme homme public, il est après tout quelques points sur lesquels il n’a ni varié ni fléchi, et si l’on remarque qu’il aurait pu en 1830 se retirer de meilleure grâce dans sa fidélité, qu’il n’aurait point dû faire rejaillir sur les autres, sur ses amis comme sur ses adversaires, les éclats de son humeur, cela sera vrai, sans qu’il en résulte cependant que cette injustice de Chateaubriand envers ses contemporains ait tourné en infidélité aux cultes essentiels de sa vie. Laissez retomber ce qui porte une trop vive empreinte de la passion humaine, ce qui surnage c’est la démission après la mort du duc d’Enghien, c’est la publication de la Monarchie selon la Charte c’est la guerre d’Espagne elle-même, c’est la polémique pour l’intégrité des franchises du pays, puis la retraite opportune, et c’est enfin une puissance d’imagination qui a régné sur un siècle dont elle a inauguré la grandeur littéraire. M. Villemain n’a point eu la pensée de tout réhabiliter en Chateaubriand, de transformer en vertus ses affectations et ses faiblesses ; bien au contraire, il rectifie avec sûreté ses inexactitudes, et il le montre parfois dans ses entraînemens d’imagination. En un mot, c’est une œuvre de juste et éloquente critique poursuivie à travers la vie d’un homme et la vie d’un siècle. Seulement cette œuvre est accomplie avec une sympathie admirative, et on sent que l’auteur est sous la fascination d’un grand souvenir. Pour M. Villemain, Chateaubriand est un de ces hommes rares qui savent conquérir et conserver jusqu’au bout cette royauté du génie, qui n’est pas plus inamissible que les autres royautés : exemple salutaire fait pour montrer quelle distance il y a toujours entre les supériorités véritables et les glorieux vulgaires !

Certes, depuis quelque temps, dans les lettres comme dans les arts, les morts se succèdent et les vides se font. Aujourd’hui ce n’est plus un poète, ce n’est plus un critique ou un statuaire, c’est Mlle  Rachel qui s’en va ; c’est une comédienne d’une destinée et d’un talent exceptionnels. Mlle  Rachel était depuis quelques années exilée de la scène, où le déclin de ses forces ne lui permettait plus de remonter. Elle avait épuisé sa vie dans toutes ces luttes du théâtre et dans tous ces voyages multipliés en Russie, en Angleterre, aux États-Unis, où elle cherchait le succès, la fortune, et où elle n’a trouvé que la mort, une mort qui l’a prématurément vaincue. Le nom de Mlle  Rachel se liera, dans l’histoire littéraire de ce siècle, à l’un des plus sérieux et des