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On ne laissa sur chaque corvette qu’un seul officier de garde, relevé tous les trois jours. Les tables des état-majors, les gamelles, pour employer le terme consacré, furent établies à terre. M. de Mauvoisis fixa le traitement de table de chaque officier à une piastre forte par jour, indemnité qui nous fut régulièrement payée à la fin de chaque mois par la caisse du bord. Dans un pays où tout était à vil prix, un pareil traitement nous laissait encore le moyen de réaliser des économies tout en vivant dans une extrême abondance. Jusque-là, tout était pour le mieux, puisqu’on ne nous allouait, à titre d’acomptes, qu’une portion de ce qui nous était bien légitimement acquis. Seulement, quand l’argent qu’on s’était procuré par une opération très justifiable se trouva dépensé, on commit l’imprudence de puiser dans le trésor de la compagnie et de la laisser devenir notre créancière. Nous n’avions cependant, si l’on considérait la détresse bien connue de la république française, d’autre gage à offrir aux Hollandais que les bâtimens mêmes qui nous avaient amenés à Java. Nous contractions, en un mot, une sorte d’emprunt à la grosse, opération qui convient mieux à des navires de commerce qu’à des navires de guerre.

Le temps s’écoulait cependant. Il y avait près de quatre mois que nous avions jeté l’ancre devant Sourabaya, et rien ne faisait prévoir le moment où nous songerions à effectuer notre retour en France. Cette incertitude et l’inaction complète dans laquelle nous vivions, l’inaction si mauvaise conseillère, exaltèrent encore nos inimitiés. La désunion fut poussée si loin, qu’elle nécessita la dissolution des gamelles. Les états-majors cessèrent d’avoir une table commune, et chacun s’en fut vivre où il lui convenait le mieux. Dans cette dispersion générale, j’associai mes destins à ceux d’un jeune ingénieur hydrographe dont le nom est resté justement attaché à tous les travaux de notre campagne, et dont la réputation n’a fait que grandir jusqu’aux derniers instans de sa longue carrière. De jour en jour arrivaient d’Europe des nouvelles plus affreuses. La guerre civile, disait-on, désolait notre pays, le territoire, envahi par les armées étrangères, ne pouvait manquer d’être démembré, et déjà les ennemis commençaient à se partager nos provinces. Tous ces bruits, exagérés quelquefois à dessein, agitaient ou aigrissaient les esprits. La majorité d’entre nous aspirait ouvertement après un prompt départ, et se plaignait vivement des interminables délais qui laissaient la dyssenterie décimer nos équipages. Dans l’espoir d’apaiser ces mécontentemens et de rallier de nouveaux partisans à la cause royaliste, M. de Mauvoisis ne trouva rien de mieux que de disposer des décorations qui avaient été confiées au chef de l’expédition pour récompenser ceux des officiers qui mériteraient cette distinction par