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remplaçaient les somptueux palais de Batavia. Dès notre arrivée, la haute régence eut la délicate attention de mettre à la disposition de nos états-majors une de ces habitations. Ceux des officiers qui ne purent y trouver place furent admis à l’auberge de la compagnie, où on les défraya de toutes leurs dépenses. Cette auberge était la seule de la ville, et principalement destinée à recevoir les étrangers. Tout y était grandiose ; on y trouvait des salons spacieux, des chambres à coucher d’une propreté recherchée, deux salles de billard et une table somptueusement servie, tentation bien dangereuse dans un pays où le moindre écart de régime peut être mortel. Ceux qui n’avaient pas, comme nous, l’avantage d’être les hôtes de la compagnie payaient assez cher tout ce luxe. La taxe officielle de l’auberge, — car tout à Batavia était taxé, — était de 5 piastres par jour. Il est vrai que dans ce chiffre se trouvaient compris les frais de voiture, l’étiquette ne permettant pas qu’un Européen digne de quelque considération se montrât à pied dans les rues. Chacun de nous avait à ses ordres un carrosse dont il pouvait disposer à toute heure.

Les gracieux procédés de la haute régence n’étaient pas sans arrière-pensée. La compagnie perdait chaque année une partie de ses équipages, et, après s’être emparée de nos bâtimens, elle eût voulu retenir à son service nos marins et nos officiers. Deux de mes compagnons eurent la faiblesse de céder aux offres séduisantes qui leur furent faites. Ils acceptèrent la cocarde orange, et on leur promit qu’au bout d’un an ils auraient le commandement d’un vaisseau de cinquante canons. On tint fidèlement cette promesse. Ils firent, en qualité de capitaines, deux ou trois voyages aux Moluques, s’enrichirent, et se virent bientôt appelés à des fonctions plus importantes. Ils ne jouirent pas longtemps de cette brillante fortune. L’un d’eux, nommé au commandement militaire de la ville de Batavia, ne tarda pas à être victime de l’insalubrité du climat ; l’autre, devenu gouverneur d’Amboine, eut un sort plus digne de pitié. Accusé d’avoir mal défendu cette île, dont trois frégates anglaises s’emparèrent en 1810, il fut traduit, par ordre du général Daendels, devant un conseil de guerre, condamné à mort et fusillé.

Toutes les promesses du monde ne m’auraient pas fait oublier la France. J’avais été pauvre jusqu’alors sans jamais connaître le besoin. Avide non de richesses, mais de renommée, je savais qu’on ne peut acquérir de vraie gloire qu’au service de son pays. Le métier de condottiere ne me convenait pas plus que celui de marchand. Je n’avais donc plus qu’une pensée, c’était de rentrer en Europe et de prendre une part active à cette guerre dans laquelle de jeunes capitaines commençaient à se faire un nom. Malheureusement la crainte de nos corsaires empêchait tout départ isolé. Les Hollandais attendaient