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dont la longueur désespérante nous faisait quelquefois douter s’il était dans notre destinée de revoir jamais notre Ithaque. Nous passions du reste le temps d’une façon fort agréable. Il s’est établi au Cap, au moment de la révocation de l’édit de Nantes, un grand nombre de familles françaises qui n’avaient pu oublier la patrie d’où la persécution religieuse les avait forcées de s’éloigner. Ces Français voyaient toujours en nous des compatriotes ; ces proscrits tendaient la main à des officiers menacés de la proscription. Nous étions de toutes les fêtes. Le plaisir d’une vie aussi douce nous faisait attendre avec moins d’impatience l’époque où le gouvernement hollandais jugerait à propos d’envoyer au-devant du convoi de Batavia des forces capables de le protéger ; mais le gouvernement hollandais avait cessé d’exister. Pichegru venait d’envahir les Provinces-Unies, le stathouder était à Londres, et la Hollande était devenue la république batave. Ces nouvelles n’étaient pas encore connues au Cap, et l’on s’étonnait qu’une flotte aussi riche que la nôtre restât sous l’escorte d’un seul brick de guerre, car l’Amazone même nous avait abandonnés et avait été remplacée par un brick.

Pendant cette attente, la saison où la baie de la Table cesse d’être tenable était arrivée. Il fallut chercher un meilleur mouillage pour les bâtimens du convoi et les diriger sur False-Bay, vaste golfe séparé de la baie de la Table par le massif du cap de Bonne-Espérance. Les Français passagers reçurent l’ordre de s’embarquer immédiatement, sans qu’on leur fît savoir qu’il ne s’agissait point d’un départ définitif, mais seulement de passer d’une baie dans une autre. Nous nous crûmes un instant sur la route si désirée de l’Europe. J’avais sollicité auprès du gouverneur la faveur de quitter le Dortwicht pour l’Hougly, vaisseau de cinquante canons, commandé par le capitaine Roch. C’était sur ce bâtiment que s’était embarqué à Batavia M. de Vernon avec deux des officiers de l’expédition, toutes les collections et tous les documens rassemblés pendant la campagne. Ma demande avait été accueillie, au grand regret du capitaine du Dortwicht, qui se trouva ainsi obligé de rembourser la moitié de la somme qu’il avait reçue pour mon passage. La flotte mit sous voiles bien plus tôt que je ne l’avais prévu. Mes effets étaient déjà à bord de l’Hougly. Je ne m’en vis point séparé sans inquiétude. Heureusement la brise était très faible, et je ne perdis pas l’espoir de rejoindre le vaisseau qui emportait tout ce que je possédais au monde. Je frétai aussitôt, moyennant un prix fort élevé, un canot à quatre avirons. Les nègres qui formaient l’équipage de ce canot jugèrent l’occasion favorable pour me rançonner. Nous étions à peine à moitié chemin, qu’ils refusèrent tout net de continuer à ramer. J’insistai inutilement ; il me fallut dégainer mon épée et menacer de la passer