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finis par perdre patience. Prenant à mon tour l’offensive, d’une main je saisis à bras-le-corps le boxeur, de l’autre je lui appliquai de si vigoureux coups dans le creux de l’estomac qu’il en perdit la respiration. Il tomba presque sans connaissance sur le canapé où je le rejetai, et il ne fut en état de regagner sa chambre qu’au bout de quelques minutes. J’étais tenté de regretter ma vivacité ; les félicitations des officiers du Main-Ship me prouvèrent que je n’avais fait qu’user de mon droit, et que tout s’était passé dans les règles. Quant au jeune étourdi qui m’avait provoqué et qui s’appelait Smith, si j’ai bonne mémoire, cette leçon le rendit plus réservé envers moi. Il cessa de me fatiguer, comme il l’avait fait jusqu’alors, de ses rodomontades et de l’histoire des prouesses de ses compatriotes, qu’il me débitait constamment dans un détestable français. La lutte d’où j’étais sorti vainqueur fut bientôt connue de tout le monde à bord ; elle me valut plus de considération, car les Anglais apprécient beaucoup l’adresse que l’on déploie dans les exercices du corps. Je ne les en blâme pas ; c’est ainsi qu’on fait une race virile, et sans méconnaître les bienfaits de l’instruction, ce serait, je crois, une triste nation, celle qui ne serait composée que de pédans.

Un incident presque puéril me plaça plus haut encore dans l’estime de mes compagnons de voyage. Nous étions depuis quelques jours livrés à des calmes ou à des brises extrêmement légères. Une tortue vint à rôder autour du Main-Ship. On mit un canot à la mer pour la poursuivre. À diverses reprises, cette embarcation réussit à s’approcher assez de la proie qu’elle poursuivait pour qu’un canotier pût lui lancer plusieurs coups de gaffe. La tortue à chaque coup plongeait et allait reparaître un peu plus loin. Nous étions tous montés sur les bastingages, suivant avec intérêt cette chasse inutile Je m’avisai de blâmer la manière dont on s’y prenait. « Le maladroit ! m’échappa-t-il de dire ; ne ferait-il pas mieux de se jeter à l’eau et de saisir la tortue par une patte ? .. » Sur ces entrefaites, la tortue disparut, le canot revint à bord, et, l’heure du dîner étant arrivée, nous allâmes nous mettre à table. J’eus à subir les railleries de tous les convives. Personne, pas même mon compagnon, M. de Vénerville, ne se fit faute de me taxer de fanfaronnade. Je me défendais de mon mieux, mais les rieurs n’étaient pas de mon côté. Au moment où nous sortions de table, tout occupés encore de notre discussion, la tortue reparut subitement presque sous le flanc du Main-Ship. Tous les regards se dirigèrent vers moi avec un air ironique. Je n’hésitai pas un instant. Sauter dans les porte-haubans, me débarrasser de mes souliers et de mon habit, me précipiter à la mer, ce fut l’affaire de quelques secondes. Je nageai directement vers la tortue, qui plongea à mon approche ; je plongeai