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à la hauteur des circonstances. Nous n’avions pas l’habitude de ce langage familier qui semblait placer sur le même rang les matelots et les officiers. On voulut bien se montrer indulgent pour notre ignorance ; on se borna à nous faire observer qu’il importait à notre sûreté de nous défaire d’expressions, qui n’étaient plus en usage, et dont l’emploi pourrait nous faire considérer comme des émigrés. J’eus beau mettre toute la bonne volonté possible à traiter tout le monde de citoyen et à user du tutoiement comme un vieux montagnard ; ces mots-là me prenaient à la gorge, et, en dépit de mes bonnes intentions, j’en revenais toujours à employer les formules prohibées.

À Dunkerque, chacun de nous prit la direction qui lui convenait le mieux. Quant à moi, je me rendis à Paris avec l’intention d’en partir au bout de quelques jours pour Rochefort. Lorsque j’avais quitté la France en 1791, un de mes païens, employé dans les bureaux du ministère de la marine, m’avait aidé de ses conseils, de son crédit et de sa bourse. C’était ce parent que je venais chercher à Paris. J’eus le bonheur de l’y retrouver. Dénoncé comme royaliste, il avait été obligé de fuir et de se réfugier, comme tant d’autres Français, dans nos armées. La réaction qui suivit les journées de thermidor lui avait fait rendre son emploi. Je ne l’avais jamais vu, et je ne le connaissais que par ses bons offices. Quand je fus introduit dans son cabinet, il était entouré de plusieurs personnes avec lesquelles il s’entretenait des affaires de son service. La présence de tant de monde, le milieu inconnu dans lequel je me trouvais, m’intimidèrent tellement que je ne pus que lui dire avec émotion : « Je suis le parent auquel vous vous êtes intéressé avant son départ pour un voyage de découvertes. » Il s’aperçut sans doute de mon embarras, car il s’empressa de me prendre la main et de me présenter à toutes les personnes qui l’entouraient. J’eus ensuite à répondre à ses nombreuses questions ainsi qu’à celles des personnes auxquelles il m’avait présenté. Peu à peu tout le monde se retira, et nous restâmes seuls. J’avais bien remarqué que mon parent avait sonné un garçon de bureau et lui avait donné un ordre à voix basse, mais j’étais loin de soupçonner la surprise qu’il me préparait. Notre conversation continuait. Un peu plus rassuré, je répondais avec assez de liberté d’esprit, lorsqu’en jetant les yeux sur la glace qui ornait la cheminée, je vis s’ouvrir une petite porte dérobée, et par cette porte entrer le second de mes frères, celui pour lequel j’avais toujours eu une préférence bien marquée. Ce fut alors que j’appris les dangers qui avaient menacé ma famille pendant la terreur. Mon père avait été détenu au château de Brouage toute une année. Plusieurs fois il avait été question de le faire fusiller ainsi que ses compagnons