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goût de venir prendre sa part de la fête qu’il offrait à ses voisins riches et pauvres, était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, grand, blond, frêle, d’une distinction de manières et de tournure tout aristocratique, et qui formait un contraste parfait avec la compagne que le sort ou son choix lui avait temporairement associée. Mme de Laluzerte était une petite femme courte, boulotte, aux lèvres minces, aux yeux verts, qui frisait de bien près la quarantaine. Un chapeau de velours nacarat, hérissé d’un marabout orange, une robe de soie à couleurs changeantes, une écharpe de cachemire rouge chargée de broderies, composaient à la danseuse quadragénaire une toilette plus fastueuse qu’élégante. Sans doute aux jours de la jeunesse il y avait eu chez cette dame ce que l’on nomme avec plus de pittoresque que de galanterie la beauté du diable; mais ces beaux jours avaient fui depuis longtemps, ne laissant derrière eux qu’une femme fort commune et fort peu gracieuse, s’il fallait en juger par ses manières pincées et ses grands airs de déesse descendue d’un char olympien. Aussi ne pouvait-on que comparer aux dévouemens les plus célèbres de l’antiquité celui du jeune homme qui avait arraché à l’oisiveté des banquettes cette rose de tapisserie.

— Madame..., madame ! vous oubliez votre vis-à-vis, dit à sa danseuse le comte de Marmande, plein de sympathie pour les anxiétés du danseur, qui, la main droite à hauteur du coude, suivant les règles prescrites par la poule, attendait au milieu du quadrille que Mme de Laluzerte eût bien voulu répondre à son appel.

La bouche dédaigneuse, l’œil à demi fermé, se repliant sur elle-même, comme si elle eût craint l’attouchement des paysans, ses voisins, à l’égal de la morsure d’un serpent à sonnettes, la baronne partit au petit pas, et, sa tâche une fois accomplie, salua son danseur de ces mots : — Dites que je suis bonne de vous avoir accordé une contredanse au milieu de tout ce peuple et au son de cette musique sauvage.

— Je le dis en toute sincérité comme je le pense, reprit Marmande de l’air du monde le plus pénétré.

— Oh! vous n’avez pas idée du sacrifice que je vous fais, car je ne sais ce que je hais le plus, les cohues ou la mauvaise musique. Lorsqu’une femme a été élevée comme moi dans le grand monde, lorsqu’elle a reçu les leçons des meilleurs professeurs, savez-vous bien qu’on doit lui tenir compte d’abdiquer les traditions de sa jeunesse en matière de société et d’art? Mais notre vie, à nous autres pauvres femmes, ne se résume-t-elle pas à ces mots : abnégation et souffrance? Un hôtel du faubourg Saint-Germain, voilà où j’ai été élevée, voilà où je devrais vivre, et par dévouement conjugal à un