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L’émotion dont la voix d’Anna était agitée annonçait que peut-être sa franchise n’allait pas jusqu’à révéler tout entiers à son vieil ami les rêves de bonheur d’une tête de vingt ans; mais, quels que fussent à ce sujet les sentimens intimes du baron, sa curiosité parut satisfaite des premiers épanchemens de ce jeune cœur : il ne poussa pas plus loin son interrogatoire.

Le jour tirait à son déclin quand les deux promeneurs, revenant de leur course errante, franchirent les grilles d’une cour d’honneur située à quelque distance de la petite rivière dont ils avaient parcouru les bords. Le château de Laluzerte, qui depuis plus de deux siècles avait passé de père en fils dans la famille du baron, était un vaste édifice en briques flanqué de deux pavillons, qui dans tous ses détails révélait un contemporain de Chenonceaux et de Chambord, et dont l’aspect était à la fois imposant et triste, car l’histoire de la grandeur et de la décadence d’une noble race s’y trouvait écrite en traits distincts. Bâti pour les besoins d’une existence féodale, ses proportions étaient devenues beaucoup trop vastes pour la fortune restreinte du baron; aussi, abandonnant les vastes salles où avaient vécu ses aïeux, il s’était réfugié dans le pavillon de droite, mieux en rapport avec ses besoins et ses revenus. Une allée laborieusement ratissée, des massifs de fleurs aux éclatantes couleurs, les marches de l’escalier semées d’un grès fin et jaune, le bouton de cuivre de la porte d’entrée par son éclat californien, attestaient également que cette partie du château était confiée aux soins d’une habile ménagère.

L’on devinait a priori qu’il se passait dans l’habitation quelque chose d’inusité. Serviteurs et servantes, l’air affairé, le regard important, sillonnaient la maison au pas accéléré. Le cliquetis des verres et des porcelaines, les interpellations bruyantes des domestiques, sur lesquels dominait, comme le sifflet du contre-maître au milieu du mugissement des flots, une voix de femme aigre et impérieuse, tout annonçait le moment d’activité et d’angoisses qui précède celui du combat. La baronne était à tout et partout. A l’office, elle avait mesuré avec une précision mathématique le nombre de verres qu’il était rigoureusement possible de remplir avec les crèmes et les gelées, et une corbeille de fruits, édifiée de ses mains avec un goût digne de Pomone, était à peine terminée, qu’elle avait volé au salon pour présider à l’enlèvement des housses, sous l’enveloppe grise desquelles bergères et canapés cachaient leurs éclatantes tapisseries.

Au moment où les deux promeneurs attardés rentrèrent au logis, Mme de Laluzerte, debout près de la porte du salon, accompagnait d’un battement saccadé le beau Cassius, qui, assis devant le piano, murmurait en sotto voce un grand air d’opéra. Il était facile de reconnaître, au teint coloré outre mesure de la baronne, à son regard