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— Donne, nous avons de la place, fit Marmande; il n’est pas chargé?

— Non... C’est le fusil de M. Cassius. — Et Robert, se dressant sur ses étriers, présenta l’arme à son ami au niveau de l’œil de sa monture. Effrayé à cette vue, le poney fit un écart à l’instant même où Marmande saisissait l’arme par le canon. Dans ce brusque mouvement, le chien du canon de gauche, accroché par la bride, se releva à moitié, et, retombant immédiatement sur la capsule, une forte détonation se fit entendre... Marmande, frappé au visage, retombait mourant entre les bras du baron et de M. Desbois.

La prédiction du sorcier venait de s’accomplir dans ses plus horribles conséquences.


IV. — LE SACRIFICE.

La catastrophe que nous venons de raconter était déjà vieille de quelques semaines, quand nous prendrons la liberté d’introduire le lecteur dans la chambre occupée au Soupizot par Robert de Kervey. Le désordre des meubles, une malle où se trouvaient entassés pêle-mêle des habits bourgeois et des uniformes, deux sacs de nuit, révélaient des préparatifs de départ. La nuit était déjà avancée, et le jeune officier ne semblait pas penser à se livrer au repos. La douleur, la fatigue de bien des nuits passées sans sommeil auprès du blessé avaient laissé de tristes empreintes sur le front de Robert. Cependant, à voir les allures inquiètes et fiévreuses du jeune homme, on comprenait que le remords d’un malheur involontaire n’agitait pas seul en cet instant son cœur, et qu’il se trouvait en présence d’une résolution suprême d’où allait dépendre le sort de sa vie. En effet, à plusieurs reprises, il s’était assis à la table et avait saisi une plume; mais à plusieurs reprises aussi il l’avait rejetée sur le tapis, et, s’étant levé brusquement, avait parcouru la chambre d’un pas nerveux et saccadé. Enfin après de longues angoisses il tira de sa poitrine le médaillon d’or qui y était caché, et l’ouvrit. Longtemps il contempla avec un saint respect le portrait de femme qui s’offrait à ses regards, semblant lui demander conseil au milieu des sentimens tumultueux dont son cœur était agité. Sans doute la vue de traits chéris triompha de ses irrésolutions, car il revint s’asseoir à la table, et, posant près de lui le médaillon ouvert comme pour soutenir son courage, traça avec une ardeur fiévreuse une lettre ainsi conçue :


« Anna,

« Aujourd’hui, non pas mes chagrins, mais les horribles anxiétés 

où j’ai vécu depuis trois semaines ont trouvé leur terme... Il vivra,