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Ces dernières paroles changèrent complètement ma disposition d’esprit. Je quittai tout soucieux ce brave homme, et je regagnai mon bâtiment. La Dévastation et l’Albatros s’étaient pourvus du charbon nécessaire pour continuer leur route. Il fallait dire adieu à l’Espagne après l’avoir à peine entrevue, et, obéissant à la voix impérieuse du devoir, nous diriger de Cadix vers l’Algérie.

Dans ce trajet, la Dévastation se comporta sagement. Elle se permit bien quelques chasses-croisés de tribord à bâbord et de gauche à droite ; mais le mentor qui la tenait en laisse sut résister à ces joyeuses et fréquentes embardées, et la remettre dans le droit chemin. Ces espèces de mouvemens de libration avaient pour cause la stabilité de l’hélice. Aussitôt que la machine cessait d’agir, le bâtiment obéissait difficilement à ses gouvernails. Les timoniers étaient dans la position d’un cavalier montant un cheval qui ne sent plus son mors. Le commandant à qui l’état confie un bâtiment neuf est comme un écolier devant un problème à résoudre : il n’arrive à trouver le mot de l’énigme que par une étude approfondie. C’est à cette étude que M. de Montaignac de Chauvance, qui jouit à si juste titre de la réputation d’excellent marin et de bon manœuvrier, dut de conduire si habilement la Dévastation dans ses différens mouillages, et plus tard sur le lieu du combat.

Le trajet de Cadix à Alger nous prit cinq jours. Nous eussions pu faire la route plus rapidement, mais l’Albatros dut ralentir sa vitesse. Le loch ne donnait plus que cinq nœuds et plusieurs dixièmes. Il m’est arrivé quelquefois, — ayant une longue course à faire, et pressé d’en atteindre le terme, — d’user de toute la souplesse de mes jambes : je courais ainsi pendant quelques minutes, puis, à bout de souffle, je m’arrêtais ; mes articulations fatiguées refusaient de fonctionner. J’ai calculé que ce moyen d’aller vite n’en est pas un, et qu’au lieu de gagner du temps, j’en perdais presque toujours. La frégate me sembla avoir commis la même faute : essoufflée, haletante, énervée par nos tiraillemens continuels, elle fit prendre à ses roues une rotation lente, réfléchie, et nous mena plus modestement.

La vie de mer se révélait à nous enfin dans toute sa triste monotonie. Sait-on bien ce que peut souffrir l’homme condamné à ne voir pendant de longs jours que la ligne interminable et muette de l’horizon, à n’avoir que la mer, toujours la mer, sous ses pieds et le ciel sur sa tête, à se rencontrer journellement face à face avec les mêmes individus, à vivre avec des caractères aigris, maussades, insociables, à supporter leurs ridicules et leurs déclamations jalouses, aussi pleines de fiel que dénuées de bon sens ! Le carré des officiers à bord d’un bâtiment, a dit l’auteur d’un spirituel ouvrage sur la Grèce, est un bureau de renseignemens. Hélas ! quels renseignemens