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aucun moyen de résistance. « Il n’est pire eau que l’eau qui dort, » dit un proverbe qui n’est pas menteur. Je sais plusieurs de nos grands transports qui ont eu beaucoup à souffrir en traversant la mer de Marmara, et par contre peu à se louer de ses flots pacifiques. Il était écrit toutefois que nous aurions bonne chance jusqu’au bout. La nuit se passa calme et sereine, — si sereine que les hommes de quart ne cessèrent pas de distinguer la terre, — si calme que je ne me réveillai qu’au bruit de la machine, et au moment même où nous passions devant Constantinople. Il fallut se borner pour le moment à saluer du regard la Corne-d’Or, la tour du Séraskier, les dômes éclatans et les gracieux minarets. Nous ne devions nous arrêter qu’à Beïcos, l’Albatros du moins l’entendait ainsi, et le ciel qui se chargeait, le temps devenu froid, l’orage qui se préparait lentement, ne donnaient que trop raison à notre prudent remorqueur.

Que dire du Bosphore à qui ne l’a pas vu ? Comment en parler d’ailleurs sans rappeler mille descriptions avec lesquelles ces simples notes ne prétendent pas rivaliser ? Ces bords charmans déroulaient devant nous leurs aspects tour à tour rians et magnifiques avec une rapidité qui nous fit maudire plus d’une fois l’excellente marche de l’Albatros. Combien il eût été doux de s’arrêter quelque peu devant ces gracieuses maisons, propres, simples, bâties au pied de collines verdoyantes, assises littéralement sur les flots qu’elles regardent passer, aussi insouciantes qu’une troupe de cygnes endormis, devant ces riches palais dont les murs parés d’un joli badigeon vert et recouverts en tuiles rouges se détachaient si gracieusement entre la sombre verdure des cyprès et l’azur souriant des eaux murmurantes ! Notre remorqueur était impitoyable, et nous atteignîmes en quelques heures, sous les flots d’une pluie torrentielle, Beïcos, où la Dévastation rencontra l’une de ses sœurs, la batterie flottante la Lave, commandée par M. de Cornulier-Lucinière, capitaine de frégate : elle nous avait précédés de plusieurs jours.

C’est le 16 septembre que nous arrivions à Beïcos. La prise de la partie sud de Sébastopol était un fait accompli depuis le 8, lendemain de, notre départ de Malte. Cette grande nouvelle fit tomber d’un seul coup nos espérances de combat. — Restera-t-il, disait chacun, une part au gâteau quand nous arriverons ? Le terrible fort Constantin grondera-t-il encore ? — On nous assura qu’en abandonnant le sud, les Russes menaçaient de prolonger leur résistance dans le nord, considérablement fortifié par eux depuis un mois, et l’espoir revint.

Beïcos n’a été bien connu que depuis le commencement de la guerre d’Orient. C’est un petit village situé vis-à-vis de Thérapia, possédant tout au plus une soixantaine de maisons, habitées par