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et l’esprit. On sent que M. Decamps n’a pas encore vu le pays qui doit lui révéler la nature et la portée de son talent.

M. Decamps ne se borna pas à ces études d’après nature. Doué de beaucoup de sagacité, il ne négligea pas d’étudier les maîtres et d’interroger le passé. L’influence des tableaux de genre de Murillo, de ses enfans, de ses mendians, est très sensible dans son œuvre. Quant à Rembrandt, il l’appelle lui-même « le plus extraordinaire des peintres. » Plus tard, d’autres maîtres, Poussin, Huysmans de Malines, frapperont vivement cet étrange et impressionnable esprit ; M. Decamps leur doit beaucoup ; mais, comme tous les hommes fortement trempés, il sait voir sans être tenté d’imiter, et il possède l’art de conserver son originalité intacte au milieu des influences les plus manifestes. L’étude des maîtres fait perdre aux faibles le peu qu’ils possèdent, elle les jette dans l’imitation et dans le lieu commun, mais les forts y grandissent. Quand un homme supplée à ce qui lui manque par l’esprit d’autrui, ou, ce qui est pire, par celui de tout le monde, il arrive à faire des œuvres irréprochables, mais qui ne laissent aucun souvenir et ne font aucune impression. C’est le danger d’un temps comme le nôtre. On a tout vu, on sait beaucoup. Une certaine instruction banale, une habileté extrême courent les rues. Malheureusement l’originalité, qui est pour l’artiste ce que le caractère est pour l’homme, manque de plus en plus. Jamais la moyenne du talent n’a été si élevée qu’aujourd’hui, et je ne crois pas qu’il y ait dans l’Histoire de l’art beaucoup d’époques aussi pauvres que la nôtre en œuvres vraiment durables.

Le jeune artiste dont on connaît les débuts hésita sans doute un moment sur la route qu’il devait suivre. Les deux grandes écoles de peinture étaient représentées avec éclat. M. Ingres continuait les traditions romaines avec une élévation et une ténacité qui devaient triompher de l’indifférence et le conduire au succès. M. Delacroix n’était pas encore célèbre, mais il venait de débuter bruyamment par son tableau de Dante et Virgile. M. Decamps regrette, assure-t-il, de n’avoir pas suivi les enseignemens de l’auteur de l’Apothéose d’Homère. S’il veut dire que les conseils de M. Ingres eussent pu développer et affermir son goût, le prémunir contre des excès d’habileté auxquels il n’est que trop enclin, lui éviter bien des tâtonnemens, donner plus de sûreté et de distinction à son dessin, je comprends son regret ; mais je ne vais pas au-delà, et si M. Decamps pense qu’il eût pu poursuivre avec succès le but dont M. Ingres s’est approché, je crois qu’une légitime admiration l’abuse. D’ailleurs, en supposant que l’esprit délié de l’auteur des Cimbres se fût soumis sans trop de révolte aux enseignemens inflexibles de M. Ingres ; je ne vois pas ce que celui-ci eût fait d’un élève dont il n’aurait