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preuves, et dont on peut suspecter la solidité et la durée. L’exemple de Léonard de Vinci devrait rendre timide à l’égard des expériences et des innovations en semblable matière.

La belle et charmante composition des Baigneuses est une aquarelle rehaussée de gouache et un peu alourdie par le travail. M. Français en a fait une excellente lithographie qui l’a rendue populaire, et je me bornerai à rappeler, les traits principaux de la composition. L’eau d’un lac arrive jusqu’au premier plan du tableau. Les baigneuses sont près du bord opposé ; les figures sont d’un excellent dessin ; le groupe lui-même, éclairé d’un vif rayon, est charmant. Le reste du tableau est dans l’ombre projetée par la colline et les grands arbres du fond. Ce poétique ouvrage, où il faut remarquer la concordance parfaite des figures et du paysage, a une grâce élevée, une innocence, un charme inexprimables. La composition du Diogène est sans doute plus sévère, elle a plus de grandeur et elle émeut plus fortement ; mais dans les Baigneuses, l’importance des figures est telle, le dessin du paysage a tant de largeur, d’élégance et de pureté, qu’il me paraît impossible de ne voir qu’un tableau de genre dans ce bel ouvrage.

Je rapproche des Baigneuses un grand paysage qui peut leur servir de contre-partie. Ce n’est plus la jeunesse, la vie, la gaieté. On n’entend plus ni les chants, ni les éclats de rire, ni les propos joyeux. Au premier plan, c’est encore un lac ; mais l’eau en est morne et plombée. Une barque passe en fuyant devant un tombeau ombragé de grands arbres, qui se trouve sur la rive opposée. Le fond est montagneux, les premières pentes sont couvertes d’ombres profondes. En arrière se dressent d’autres collines bleues et éclairées. Le ciel qu’on voit à peine dans l’échancrure des montagnes est marbré de fauve et d’orange. Ce tableau, d’un très grand caractère, n’est pas d’une exécution parfaite. On sent qu’il a été exécuté sous l’empire de préoccupations douloureuses. L’impression qu’il produit est poignante, et je trouve là encore une preuve de la manière forte dont sent et pense M. Decamps, du talent avec lequel il sait faire partager et comprendre ses idées et ses sentimens.

Le Saint Jérôme au désert, grand fusain, peint à l’huile après coup, est un des chefs-d’œuvre de M. Decamps. Je ne crois pas qu’il ait jamais donné plus d’accent et de grandeur au paysage, ni plus de caractère à la figure humaine. Le premier plan de ce tableau est revêtu d’une ombre transparente et profonde qui fait valoir la partie plus éclairée où se trouve le saint en prière devant la croix. Les rochers qui arrêtent l’œil sont couverts à gauche d’une sombre végétation. À droite, un grand lion flairant une proie se détache en profil sur le ciel immense, profond, obscur, rayé de lueurs oranges. La figure du saint est à peine éclairée, quelques éclats de lumière indiquent