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conduira-t-il dans ce chaos ? C’est pourtant au milieu de ces circonstances mauvaises pour l’art qu’est né et qu’a vécu M. Decamps, et qu’entre les deux grandes écoles qui se sont de tout temps partagé le champ de la peinture, il a découvert à travers mille obstacles une route à lui, route moins royale que celle que suivent ses rivaux, chemin de traverse si l’on veut, mais qui passe à travers un pays nouveau dont il a été l’explorateur, et dont il est encore le propriétaire principal et légitime. Nos neveux connaîtront M. Decamps par ceux de ses ouvrages qui resteront comme de trop rares vestiges à l’honneur de notre temps ; mais ce qu’ils sauront moins que nous, c’est la quantité de germes féconds que ce vaillant et infatigable artiste a répandus autour de lui. On a pris ses sujets, imité ses méthodes et ses procédés ; on a vu la nature par ses yeux. C’est après lui qu’on a trouvé le style et le caractère dans les sujets modernes, la vérité dans les sujets anciens, la vie partout. On s’est pénétré de son inspiration, et son influence, qui est patente et directe sur les peintres de genre et de paysage, se reconnaît d’une manière plus obscure dans les branches diverses de l’art. M. Decamps a semé à pleines mains ; il n’a récolté qu’une partie de son grain, et c’est aux voisins qu’il faut demander ce qu’est devenu le reste. Ceci n’est pas un reproche à l’adresse de ceux qui ont reçu, ni une réclamation en faveur de celui qui a donné : l’œuvre sortie de l’atelier tombe dans le domaine public, et chacun peut en profiter. La jeune école n’a d’ailleurs pas été ingrate envers M. Decamps : elle a payé par des louanges excessives les services qu’elle en a reçus. On assure qu’elle revient aujourd’hui sur son enthousiasme, et qu’une réaction très vive se produit contre M. Decamps : ce serait la fable renversée de Saturne, — les enfans dévoreraient leur père.

M. Decamps n’a pas terminé son œuvre, et déjà l’on peut dire qu’ayant marqué toutes ses compositions d’une empreinte profonde, il laissera un nom qui ne sera point oublié. La force créatrice, l’originalité sont des vertus rares de tout temps, et qui le sont plus que jamais aujourd’hui. D’autres ont pu viser plus haut que M. Decamps, et quelques-uns de ceux-là mériteront sans doute une place élevée ; mais, quoi qu’il arrive, l’auteur de tant de pages belles et charmantes restera une des gloires les plus incontestables de notre temps, car aux qualités poétiques il a joint « la vraisemblance et le jugement partout, » et « ces parties, dit Poussin, sont du peintre et ne se peuvent enseigner. C’est le rameau d’or de Virgile, que nul ne peut ni trouver ni cueillir, s’il n’est conduit par le destin. »


CH. CLEMENT.