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marche de son drame ; lorsqu’ils sont en proie à quelque noble émotion, ses personnages ne songent plus leurs dangers et à leurs craintes, et ils s’enivrent jusqu’à satiété de grandes paroles et de sentimens éloquens. Quant à Shakspeare, il est dupe de la nature entière, et chaque fois que sa forte imagination rencontre une émotion nouvelle, elle l’épuise tout entière sans souci de la marche du drame, sans songer un instant que l’action va languir et que l’intérêt du drame pourra être compromis.

Que M. Dumas fils ne croie pas cependant que si nous avons cité Racine, Corneille et Shakspeare, ce soit pour établir entre eux et lui une comparaison quelconque, pour l’écraser pédantesquement sous le poids de ces grands noms. Telle n’est pas notre pensée ; seulement nous avions besoin d’exemples pour expliquer bien clairement ce que nous entendons par la duperie des grands poètes et des grands écrivains, qui sont tous, presque sans exception, d’illustres maladroits, et qui n’auraient jamais pu, — même l’eussent-ils voulu, — réussir aux mêmes conditions que M. Dumas. Sans sortir de notre siècle, nous pourrions trouver aussi des portes qui n’ont pas eu peur d’être dupes, et dont la préoccupation habituelle se trahit en dépit de leur habileté : ce poète, par exemple, qui a composé des drames d’une incontestable hardiesse, mais dans lesquels le génie lyrique se trahit si gauchement, et, plus près encore, de M. Dumas fils, l’auteur d’Antony et d’Angèle, qui, doué d’un puissant tempérament, s’abandonne avec empressement, avec emphase, avec contentement, à toutes les émotions violentes qu’il rencontre, malgré sa grande habileté scénique. Que voulez-vous ? telles sont les maladresses, que vous fait commettre le génie, à quelque degré qu’on l’ait reçu. Volontairement ou involontairement, on compromet son succès dès qu’on a reçu ce fatal don. Votre forte nature vous trahit et vous jette dans d’éloquentes tirades inutiles, votre prédisposition rêveuse vous fait perdre de vue les spectateurs et les acteurs pour lesquels vous écrivez ; la question d’art, qui vous préoccupe avant toute autre, vous fait effacer mille vulgarités qui auraient plu à la foule, et qui auraient fait certainement votre succès. Le bon sens et le bon goût s’unissent pour vous avertir que les sentimens ne s’expriment point par des calembours, réussis, et que les passions ne sont ni soulagées, ni vaincues par de jolis mots bien lancés. vous vous efforcez donc de trouver pour ces passions et ces sentimens l’expression la plus forte et la plus haute, sans songer que vous courez, risque de n’être pas compris des spectateurs, dont la plupart n’ont jamais ressenti que de fort paisibles passions et de très modestes sentimens. Que de peines inutiles, et combien, il est plus simple d’imiter M. Dumas fils ! Voilà un auteur sûr de lui-même et qui n’est dupe de rien ! Je cherche vainement quelle est sa préoccupation habituelle. Je ne lui