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idée, on peut la traduire en deux mots : gloire au sensualisme. Et quand le jour vient mettre un terme à la cérémonie, quand la musique a fait silence, la foule se disperse ; ces familles indiennes s’en vont dormir, ahuries et hébétées du sabbat de la nuit regrettant ces fêtes passées et déjà rêvant à celles que doit ramener la saison prochaine. Cependant, comme l’idée de la mortification est inséparable de l’idée de culte divin chez tous les peuples et dans toutes les religions, les pieux fidèles ont du se préparer par le jeûne à ces bacchanales honteuses. Ainsi procède le paganisme ; il entrevoit la vérité, mais à travers une brume si épaisse, qu’il s’égare en chemin et roule dans l’abîme.

Il est à remarquer qu’on ne compte qu’un petit nombre de brahmanes voués au culte de Krichna. En général les deux fois nés préfèrent celui des énergies femelles (çakties)[1] ; ils ne sont guère autre chose désormais que des matérialistes superstitieux, épris des abstractions et attachés aux pratiques traditionnelles qui les font vivre. Dans les autres classes de la société au contraire, les adorateurs du berger de Vrindavan forment plus de la moitié de la population ; dans toutes les provinces de l’Inde, parmi les radjas comme parmi les gens du peuple, on trouve fréquemment quelqu’un de ses noms[2] adoptés par des familles. Les poèmes en l’honneur de Krichna se sont multipliés à l’infini ; les uns, considérés comme des livres canoniques, appartiennent à la classe des grands monumens de la littérature brahmanique : ils sont écrits en pur sanscrit. Les autres, rédigés plus tard dans les dialectes modernes, tant en prose qu’en vers, s’attachent plutôt à retracer les épisodes de la vie de Krichna qu’à établir sa doctrine : ils racontent et ne discutent pas, parce qu’ils s’adressent surtout à ceux qui ont la foi. D’autres livres, plus courts, chants ou fragmens de poésie à la louange de Krichna, se rencontrent encore, à l’état de manuscrits, entre les mains des petits marchands, des serviteurs et même des porteurs de palanquin. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : les ouvrages de ce genre renferment tout ce qui peut le mieux convenir aux imaginations populaires, légendes merveilleuses, histoires peu morales et contes de fées. Enfin les pauvres artisans qui ne savent pas lire s’en tiennent à l’invocation réitérée du nom de Krichna, et pour avoir le

  1. L’énergie ou le pouvoir actif d’une divinité personnifiée dans la déesse épouse de tel ou tel dieu, et aussi la contre-partie du lingam (phallus), (personnification de Civa. Les brahmanes sectateurs de Civa sont nommés linganistes par les missionnaires catholiques.
  2. Ces noms très nombreux formeraient de longues litanies ; les principaux sont : Krichna, Krichn, Kichen, le noir ; Gopâla, le berger ; Gopinâtha, le seigneur des bergères ; Mohan, celui qui fascine ; Mourdri, l’ennemi du démon Moura ; Djagan-Nâtha, le seigneur de l’univers ; Radhâkanta, l’amant de Radhâ, etc.