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C’est ainsi que l’humaine sagesse touche de près à la folie. Dans ce monde de l’Inde, où de belles pensées et d’ingénieux systèmes ont été enseignés durant une longue période de siècles, la pratique n’a jamais pu être en harmonie avec les enseignemens religieux. Le panthéisme a conduit les peuples à un polythéisme monstrueux ; ceux qui ont voulu réagir contre le polythéisme et aussi contre les systèmes athées ont choisi pour type de leur dieu suprême un personnage trop humain, et qu’ils n’ont pas su orner de vertus dignes d’être offertes en exemple. Il se rencontre dans la vie de Krichna, nous l’avons dit déjà, de remarquables légendes que l’on peut appeler des allégories ou des paraboles, et qui sont véritablement édifiantes ; mais ce ne sont pas celles qui font le plus d’impression sur les peuples, et les gens plus éclairés s’inquiètent peu de les expliquer aux ignorans. Les fervens adorateurs de Krichna, les prétendus ascètes que l’on nomme gosaïns, se distinguent par leur peu de savoir autant que par leur cynisme. Quel voyageur dans l’Inde n’a été choqué des allures effrontées de ces vagabonds qui courent en tous lieux à peu près nus, la tête vide et l’esprit gonflé d’orgueil ? Il suffit de les regarder avec quelque attention pour se convaincre qu’il n’y a dans leurs idées rien que du désordre et de la confusion.

Qu’il me soit permis de joindre mon témoignage personnel à celui de tant d’écrivains recommandables qui ont vu de près la société indienne. Un jour, voyageant sur la côte de Coromandel, je me reposais sous des manguiers touffus pendant la chaleur du jour. Près de là se trouvait une pagode assez ancienne, et dont les sculptures représentaient les épisodes les plus connus de la jeunesse de Krichna. Les brahmanes dormaient ; le seul être animé qui donnât signe de vie dans le temple païen était un grand singe familièrement accroupi sur l’épaule d’une idole. Il y avait une harmonie secrète entre le quadrumane — parodie de l’homme doué de raison et les idoles grotesques — parodie honteuse des images de la divinité. Tandis que j’essayais de dessiner les figures symboliques qui couvraient les piliers massifs placés à l’entrée de la pagode, le singe se mit à pousser un cri de surprise, et je vis un gosaïn aux cheveux hérissés qui bâillait sous le portique, et s’étirait comme un dormeur réveillé en sursaut. Le gosaïn m’aperçut, fixa sur moi ses regards hébétés, et vint s’asseoir à mes côtés sans plus de façons ; puis, ayant vu ce qui m’occupait, il me fit signe de le suivre. Nous entrâmes tous les deux dans la cour de la pagode ; derrière le lourd édifice reposait le char destiné à traîner, aux jours de processions solennelles, la statue de Djagan-Nâtha. Devant ce char, le gosaïn s’arrêta, me montrant du doigt, avec de grands éclats de rire, les figurines obscènes qu’une