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des flancs du navire, haletant comme un attelage de bœufs, à la fin d’une chaude journée de travail. Maintenant la Tonnante est assez loin de terre, elle va mettre le cap sur Kamiesh.

La Lave paraît. Elle a franchi la passe plus hardiment que la Tonnante et s’élance à toute vapeur pour la rejoindre. La lutte est engagée : gagnera-t-elle quelques mètres sur sa rivale ? — Allons, chauffeurs, à l’œuvre ! Remplissez vos fourneaux : du cardiff[1] tant qu’ils en pourront contenir ! La haute pression est exigeante ; il faut lui prodiguer la vapeur ! Tourmentez la houille, attisez, attisez toujours ! Aujourd’hui la ration de vin sera double. — Ainsi parle-t-on a bord de la Lave, qui se rapproche visiblement de la Tonnante. Ce n’est plus une batterie flottante, c’est une sylphide… Mais place à la Dévastation ! Ambitieux lutteurs, tenez-vous bien ; voici un redoutable adversaire. Cette batterie n’a pas perdu comme vous les bons principes ; elle ne va pas en serpentant, le sillon qu’elle trace est rigoureusement droit, et fait honneur à la vaillante main de ses timoniers. Elle vous devancera, quoi que vous fassiez. Résignez-vous à la défaite.

De la terre, on suit avec curiosité la marche de nos trois bâtimens. La galerie est attentive. Je ne serais pas étonné que des paris fussent proposés et tenus. Au milieu des émotions de cette lutte, où notre batterie tient si bravement sa place, je pense à l’intérêt que pourrait offrir aux sportsmen fatigués de voir courir des chevaux anglais montés par des jockeys sveltes comme des ombres une course d’énormes chevaux normands portant en selle quelques vigoureux cavaliers de même encolure. Pendant que je rêve ainsi, les trois monstres marins continuent à s’agiter. La Lave a enfin gagné sa devancière ;… oui, mais la Dévastation la suit de bien près, et dès à présent le résultat de notre steeple-chase n’est plus douteux. Partie la dernière de Streleska, la Dévastation entre la première en rade de Kamiesh, où l’attend, pour lui donner ses remorques, un vaisseau mixte de quatre-vingt-dix canons. Puis arrivent la Lave et enfin la Tonnante, qui vont également prendre place derrière leur remorqueur On n’attend plus que le signal du départ. Toute une escadre est réunie sur rade, prête à lever l’ancre ; La côte disparaît sous les nuages de fumée que lance une forêt de cheminées de tôle. Les canots vont d’un bâtiment à l’autre, les pavillons télégraphiques échangent des questions et des réponses, les canonnières sillonnent la route du mouillage à la baie, les chalands de débarquement font, crier les poulies qui les hissent à bord des vaisseaux. Partout règnent un bruit, un mouvement, une animation

  1. Traduction du mot charbon en langue de bord.