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brusquement à un fracas épouvantable, et produit sur les sens une espèce d’engourdissement qui ne se dissipe qu’avec peine. Il semble qu’on sorte d’un pénible rêve. Deux embarcations se détachent simultanément des vaisseaux-amiraux et s’avancent vers la forteresse. Pendant que les officiers qui les montent parlementent avec le commandant misse, les équipages, rappelés sur le pont, prennent à la hâte leur, repas, s’entretenant avec entrain des faits accomplis, bien désireux de continuer une partie qu’ils viennent d’abandonner si belle.

Jetons un coup d’œil sur le tableau qui s’offre à nous. Au moment de. lever l’ancre pour venir s’embosser, et même aux débuts du combat, le ciel était sombre, le vent soufflait frais, et la mer clapotait ; maintenant le ciel est plus pur que jamais, la mer est droite et tranquille comme nous la trouvâmes au détroit de Gibraltar. Étrange contraste, le soleil resplendit sur les ruines désolées de la place ennemie ! Il semblé vouloir couvrir d’un éclatant linceul les victimes glorieuses de ce mémorable fait d’armes. Nos plaques portent les traces de trente et un boulets, et je puis en compter quarante-quatre sur le pont. Le chêne est couvert de longues déchirures : les boulets en passant creusaient leur lit, et ricochaient à quelques centaines de mètres plus loin. La mer est parsemée de détritus provenant de ces cicatrices et des éclats des jambettes. Toutes ces marques ineffaçables sont recouvertes d’une poussière blanchâtre. Les couleurs nationales sont traversées par un obus. Une ancre de 700 kilogrammes, couchée à l’avant sur le pont, est brisée en plusieurs morceaux ; la partie directement atteinte a suivi le projectile à la mer. Les autres batteries portent moins de traces sur leur pont. La Lave a reçu en totalité une soixantaine de boulets. J’ai peu parlé du reste de l’escadre, parce que je me suis promis de m’écarter le moins possible de la Dévastation, et surtout parce que les vaisseaux ne sont venus prendre part au combat que fort tard et à une grande distance. Les trois batteries flottantes peuvent être considérées comme ayant seules, avec les bombardes, réduit les forts de Kinburn au silence et essuyé entièrement leur feu meurtrier. Quelques lignes, extraites de l’ordre du jour de l’amiral Bruat, viennent à l’appui de notre opinion : « Le feu écrasant des batteries flottantes et des bombardes a tellement précipité le dénoûment de l’action, que les autres bâtimens de l’escadre n’ont pu prendre à ce glorieux combat toute la part qui leur avait été promise ; mais, par la précision de leurs manœuvres, par leur ardeur à se porter au feu, les Canonnières, les vaisseaux, les frégates, les corvettes et les avisos à vapeur ont montré ce que l’amiral était en droit d’attendre d’eux, si la lutte s’était prolongée davantage. »