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de lune ses cordages, ses agrès, ses mâts, auxquels pendaient, comme autant d’étoiles, de petites lanternes allumées. À mesure que vous remontez le fleuve et que vous approchez de Londres, ces groupes de vaisseaux deviennent plus nombreux, plus serrés ; ils forment de véritables bois de haute futaie, dont la masse ombrage le fleuve, l’encombre, et ne laisse à la circulation qu’un étroit passage. Il semble que la Grande-Bretagne veuille frapper l’imagination du voyageur en lui disant : « Regarde, je suis la reine des eaux ! » Nous avions passé devant plusieurs villes indiquées sur le fond uniforme de la nuit par la lumière du gaz, qui coule ici à flots, jusque dans les villages. Gravesend, Woolwich, Greenwich avaient apparu et s’étaient évanouis comme des rêves. Déjà il était huit heures du matin, et le jour se levait autant que le jour peut se lever sur la Tamise au mois de février. Le soleil ressemblait à un vieux louis d’or enveloppé dans de la ouate, et Londres se faisait pressentir à l’horizon comme une grande ville bâtie dans un nuage. Nous étions à la hauteur de Milwall : tout à coup les regards des passagers qui se trouvaient à côté de moi sur le pont se dirigèrent vers la rive droite du fleuve. Là gisait sur un chantier de travail l’immense carcasse d’un bâtiment en construction, et dont les flancs à jour, la charpente dénudée ressemblaient au squelette d’une baleine antédiluvienne échouée sur le sable. Un de mes voisins me dit : « C’est le Grand-Oriental (it is the Great-Eastern). » Le Great-Eastern, comme on l’appelait alors, est la propriété de l’Eastern steam navigation Company. Depuis plusieurs années, on avait conçu l’idée de construire un bâtiment à vapeur assez spacieux pour contenir la provision de charbon de terre nécessaire à la consommation du plus long voyage. L’exécution de ce projet fut l’œuvre combinée de M. Brunel et de M. Scott Russell, deux ingénieurs et constructeurs célèbres. Les travaux commencèrent le 1er mai 1854 : aujourd’hui le grand vaisseau est achevé. Cette magnifique création de l’architecture navale est un monument caractéristique du génie saxon, destiné à porter sur les mers les plus lointaines l’image de l’Angleterre et le témoignage de son prodigieux commerce. Le Great-Eastern contiendra quatre mille passagers ; transformé en steamer de guerre, il pourrait, dit-on, transporter dix mille soldats[1]. Ce n’est plus, on le voit, un vaisseau, c’est une ville, une cité flottante sur l’abîme, et cette cité est doublée de fer pour briser les flots, défier les tempêtes, vaincre les élémens et les distances. Aux sept merveilles du monde dont se vantaient les anciens dans leur ingénuité,

  1. Les plus grands bâtimens construits jusqu’à ce jour, le Duc de Wellington, le Persia, le Great Britain, ne sont que des enfans auprès du Great-Eastern.