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pas rapide, retenant son souffle, elle entra dans un cabinet de toilette voisin d’où, à travers une porte vitrée, elle ne perdit pas un détail des choses étranges qui se passaient auprès du lit de sa maîtresse. La baronne, marchant droit à l’alcôve, avait versé une poudre blanche dans la carafe qui se trouvait sur la table de nuit, puis, sans retourner la tête comme Caïn fuyant après le meurtre d’Abel, avait quitté la chambre. Cette scène singulière frappa Verdurette d’un étonnement mêlé de terreur; le cœur saisi d’une véritable défaillance, elle se laissa retomber sur une chaise où, sans avoir conscience du temps, elle demeura ensevelie dans la plus profonde méditation.

Lorsque Verdurette redescendit l’escalier, un groupe nombreux de domestiques se trouvait réuni sous le vestibule autour du corps expirant de Léda. À cette vue, les deux scènes auxquelles elle avait assisté par un hasard providentiel s’imagèrent en traits de feu dans le cerveau de la jeune fille; elle se rappela la promesse solennelle qu’elle avait faite à son parrain, et, sous l’empire d’une exaltation vertigineuse, se prit à courir dans la direction du château de Laluzerte.


V. — LE RÉVEIL DU SOURD.

La mort tragique de Léda avait fait événement dans la domesticité du Soupizot, et plus d’une heure s’était écoulée depuis que les hôtes du château s’étaient retirés dans leurs appartemens respectifs, lorsqu’un domestique, entrant dans le salon pour éteindre le feu et les bougies, fut fort étonné de s’y trouver en présence de son maître. Enfoncé dans un grand fauteuil, la tête entre ses deux mains, la respiration brève et haletante, le comte était livré à des angoisses mortelles que trahissait trop clairement son attitude. En proie à une torpeur fiévreuse, moitié sommeil, moitié délire, les diverses scènes de la journée se pressaient tumultueusement dans son cerveau. Il voulait, mais en vain, douter encore : le témoignage de ses yeux était là, solennel, inflexible, pour attester qu’un crime odieux avait été tenté contre ses jours, que l’auteur de ce crime était... Et cependant il s’efforçait de conserver des doutes. Sa raison, son cœur, lui disaient qu’il était le jouet de quelque atroce machination, que ses soupçons seuls étaient un acte d’infâme démence; mais les preuves matérielles étaient là, évidentes, inexorables. Pouvait-il, sans lutter contre l’évidence et le bon sens, nier que le poison qui avait donné la mort à la pauvre Léda avait été versé dans un breuvage à lui destiné? La baronne l’avait dit, Mme de Marmande avait traversé la salle à manger lorsque la coupe se trouvait sur la table, et elle était à cet instant pâle, si pâle, que Mme de Laluzerte avait été frappée de l’altération de ses