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— Telles ont été mes premières pensées, madame, reprit le comte. Il m’a fallu rencontrer de ces preuves évidentes, qui confondent la raison, pour comprendre que la femme qui portait mon nom descendait, sans un hasard providentiel, dans l’abîme sanglant des cours d’assises. Dieu m’est témoin cependant que je voulais vous épargner l’opprobre d’une explication; mais vous n’avez pas compris la générosité de mon silence : je laissais au remords le soin du châtiment, et vous osez me forcer à punir! Partez, partez vite, croyez-moi, car qui sait si demain je n’aurais pas la force de faire mon devoir d’honnête homme?...

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Anna en se tordant les mains avec un affreux désespoir, mais je ne trouve pas un mot pour me justifier, me défendre... Ma tête brûle,... je sens que ma raison s’égare... Oh! je deviendrai folle!... Pitié, pitié, monsieur!... J’accepte votre arrêt,... je partirai demain, sur l’heure... J’irai où vous voudrez, dans ma famille, en prison;... mais de grâce cessez cet horrible langage qui me tue!

Le comte reprit d’une voix moins implacable : — Il n’a pas dépendu de moi, madame, que je ne vous épargnasse le cruel châtiment de cette explication. Je ne voulais pas me venger, et, tenez, si en ce moment je regrette quelque chose, c’est que le crime n’ait pas réussi : la vie telle que le sort me l’a faite est pour moi si odieuse, que, loin de la haïr, je bénirais la main qui m’en délivrerait.

Toutes les souffrances morales d’un cœur abreuvé du dégoût de l’existence se révélaient si clairement dans ces tristes paroles, que la victime eut pitié du bourreau.

— George, dit la comtesse en saisissant la main de son mari par un geste éloquent, George, dans l’émotion suprême où je suis, ma langue se refuse à servir mon innocence; mais mettez la main sur mon cœur, comptez ses battemens, et dites, dites si ce cœur a jamais pu nourrir la pensée d’un crime.

En entendant ce simple appel de l’innocence, Marmande, à demi vaincu, abandonna sa main à la comtesse, qui allait la porter à son sein, quand la porte s’ouvrit, et Kervey, pâle, ému au plus profond de son cœur, entra dans la chambre. Au retour de sa promenade nocturne, le marin avait entendu un colloque animé dans la chambre de la comtesse. Alors, mû par un sentiment de curiosité que la sincérité de l’affection qu’il portait aux maîtres du Soupizot excusait peut-être, il avait prêté l’oreille et assisté dans tous ses détails à l’horrible scène; mais, en entendant les dernières et touchantes paroles d’Anna, il n’avait pu maîtriser son émotion, et était entré dans la chambre.

— George, dit le marin en appuyant doucement sa main sur l’épaule de son ami, George, reviens à toi.